La Jetée – L’armée des 12 singes



Vendredi 09 décembre 2011 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Films  de Chris Marker – France – 1962 – 28′ et de Terry Gilliam – USA – 1996 – 2h10 – vostf

Notre critique

Par Bruno Precioso

« Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, car je n’ai pas de mémoire mais visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané. Alors, il se mit à rejeter tout à la mer. Un long ruban, ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait. Un dernier débris qu’il poussait l’entraîna lui-même. » (Henri Michaux, La jetée, in La nuit qui remue, 1935)

Le dialogue entre La Jetée et L’Armée des douze singes n’est pas des plus surprenants. A trente-trois ans de distance, le film de 1995 proclame ouvertement sa filiation vis-à-vis de son grand frère de 1962, et l’ex-Monty Python Terry Gilliam est en terrain connu chez Chris Marker, dont les préoccupations le fascinent (« C’est une étude de la folie et des rêves, de la mort et de la renaissance, qui se déroule dans un monde qui se désagrège »). Il faut dire que La Jetée invite à l’inspiration libre puisque le film se veut lui-même un « remake à Paris » et procède par références, aussi bien cinématographiques que littéraires. La personnalité de son prédécesseur inspire également l’éclectique Terry Gilliam. Chris Marker est un touche-à-tout de génie : écrivain, essayiste, documentariste, photographe, cinéaste, il participe à l’aventure de la Nouvelle vague (collaboration avec Alain Resnais, Agnès Varda), est ami d’Henri Michaux, avoue son amour de Proust et de Kurosawa…

La Jetée de fait est un film palimpseste, où les références assumées sont autant de clefs pour glisser d’un niveau de lecture à un autre. Car cet objet filmé recèle des trésors en double-fond et vaut autant pour la richesse de ses thèmes que pour la profondeur de son regard sur la mémoire cinématographique, ou pour sa forme étonnante porteuse de poésie. Les thématiques de La Jetée sont les thématiques essentielles de l’art et de la création : la mémoire, le rapport au temps et au passé, l’amour, le contact à la réalité et au fantasme (ou à l’image obsessionnelle). Le contexte du récit lui-même se pose comme existentiel puisque la guerre remet en cause la survie de l’individu (chaque personnage) et de l’humanité… Il faut dire que Chris Marker assume le tiraillement entre ses inspirations littéraires (réminiscence proustienne, main tendue au poème La Jetée d’Henri Michaux) et les angoisses de son temps : 1962 est l’année de la Crise des missiles de Cuba, où le monde a cru arrivée la 3e guerre mondiale sous la forme nucléaire la plus destructrice. La Guerre Froide produit alors une forme de paranoïa fort bien rendue dans l’excellent film de Joan Grimonprez, Double Take. Terry Gilliam choisit de maintenir la gravité des enjeux, tout en les réactualisant et en les personnalisant, abordant les traits propres à son cinéma : regard de la société sur la folie, engagement dans un projet utopique, enfermement, questions environnementales… Le film est plus explicite, s’installe dans un genre cinématographique (la science-fiction) mieux défini que ne l’est le météore de La Jetée. Le choix d’acteurs (et de moyens) qu’on peut désigner comme des « stars » confirmées (Bruce Willis) ou montantes (Brad Pitt) donne également une forte personnalisation aux rôles – quoique Gilliam les dirige volontiers à contre-emploi. Ce faisant, L’Armée des douze singes souligne aussi et rend lisibles les procédés plus discrets, moins apparents d’intertextualité et d’inter-références qui fondent le film de Chris Marker.

Un cinéma d’intertextualité

Le héros de Marker est enfermé dans les souterrains de Chaillot qui deviendront en 1963 les souterrains de la Cinémathèque Française. Le projet était sans doute connu lors du tournage de La Jetée, mais dans un film qui manie le paradoxe temporel, le clin d’oeil est à souligner. A cela s’ajoute la présence en tant qu’acteur de Jacques Ledoux, à l’époque responsable de la Cinémathèque Royale de Belgique. Ces allusions discrètes au temps présent sont complétées par la filiation avec Hitchcock dans laquelle s’inscrit Chris Marker, reprenant un film d’actualité puisque sorti en 1958 : Sueurs froides. Marker n’a jamais caché sa passion pour le Vertigo d’Hitchcock, passion dont il fera un film en 1982 (Sans soleil), et qui est ici la référence absolue : vertige du temps, de l’espace (spirale de l’escalier), de l’obsession amoureuse (à travers le souvenir du visage)… et L’Armée des douze singes s’inscrit dans cette filiation très explicitement là encore. La scène-hommage du tronc coupé du séquoia condense le raccourci paradoxal du temps que Chris Marker emprunte à Hitchcock sous la figure de la spirale, symbole aussi bien du temps (dont s’exclut le personnage central) que de la vie pour la Madeleine d’Hitchcock : « Here I was born, and there I died. » (Ici, je suis née et là, je suis morte). La référence à Vertigo est ici une métaphore du cinéma conçu comme le média du siècle, véritable mémoire notamment par les actualités relatant les conflits pour l’enfant qu’était Chris Marker. Comme chez Proust et comme chez Hitchcock, l’oubli est la condition du souvenir, mais le mécanisme renversé fait du souvenir le moyen de reconvoquer le passé pour le vivre au présent. Chez Hitchcock par la manipulation psychologique et la folie, chez Marker par la technologie et l’émotion.

« … se promener dans une image d’enfance »

La forme est peut-être ce qui, entre les deux films, laisse entrevoir la plus grande distance. La Jetée est un « photo-roman », un film constitué d’images fixes montées sous la continuité garantie par une voix off – à l’exception notable d’une scène. Chris Marker a déjà produit deux courts métrages sur ce principe. Ici, il développe l’image dans sa densité, à la fois image mentale (souvenir, projection) et instantané de présent (dans un film où le temps est en question permanente), mêlant comme le personnage central souvenirs-fantasmes et présent vécu. Cette forme particulière doit pour Marker s’appuyer sur la bande-son : « L’élément primordial est la beauté sonore et c’est d’elle que l’esprit doit sauter à l’image. Le montage se fait de l’oreille à l’oeil. » écrit-il au sujet de La Jetée. C’est aussi le sens de la musique et du commentaire, dit par Jean Negroni, dont le rythme devient celui du montage, produisant un film « parlé » éminemment poétique et pourtant muet. C’est le son qui donne une durée aux images. Le montage visuel est d’ailleurs celui d’un film classique, avec mouvements de caméra et fondus, champs/contre-champs et effets dramatiques produits comme par un zoom… Ce choix rare d’un film constitué d’images fixes (non de plans fixes, puisque chaque image est une photographie) se trouve expliqué par Marker lui-même, qui évoque un souvenir d’enfance, le pathéorama : « C’était un drôle d’objet… A vrai dire chaque image représentait une scène différente, de sorte que le spectacle s’apparentait plus à une lecture de diapositives qu’à du home-cinéma, mais ces scènes étaient des plans magnifiquement reproduits, de films célèbres, Chaplin, Ben Hur, le Napoléon d’Abel Gance… Je confectionnai une copie fidèle du Pathéorama… Après quoi, cadre par cadre, je commençai à dessiner une suite de poses de mon chat… Et d’un seul coup, le chat se mettait à appartenir au même univers que les personnages de Ben Hur ou de Napoléon. J’étais passé de l’autre côté du miroir. »

L’Armée des douze singes offre par comparaison une grande normalité formelle, le baroque de Terry Gilliam cherchant plutôt à interpénétrer dans des lieux contrastés ou marginaux le présent ‘‘normal’’ et les signes annonciateurs de la catastrophe sur le point d’advenir.

L’Armée des douze singes, à la suite de La Jetée, s’inscrit dans une tradition de réécriture qui fait place à Hitchcock, Proust ou Michaux dans la reprise du fond commun de la mémoire, associée à la mort et génératrice de survie. Face au cinéma de Terry Gilliam, foisonnant de vie et de folie, on posera en miroir les mots de Chris Marker, qui résonnent plus gravement : « Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture. »

La jetée

L’histoire débute à Paris, après la  » Troisième Guerre mondiale  » et la destruction nucléaire de toute la surface de la Terre. Le héros est le cobaye de scientifiques qui cherchent à rétablir un corridor temporel afin de permettre aux hommes du futur de transporter des vivres, des médicaments et des sources d’énergies : « D’appeler le passé et l’avenir au secours du présent ». Il a été choisi en raison de sa très bonne mémoire visuelle : il garde une image très forte et présente d’un événement vécu pendant son enfance, lors d’une promenade avec sa mère sur la jetée de l’aéroport d’Orly.

Sur le web

Ce film, considéré comme un chef-d’œuvre par nombre de critiques et de réalisateurs, est en fait un « photo-roman » ou diaporama : montage de photographies en noir et blanc avec un narrateur unique (voix de Jean Négroni) et une bande-son réalisée par Trevor Duncan. Alors que l’on se laisse véritablement captiver par la voix mélancolique du narrateur et la beauté du texte de Chris Marker, c’est  la bande-son qui décide de la vitesse de passage des photogrammes et fait le rythme du film. Si l’image fixe est contraire au fondement même du cinéma, cette oeuvre ne possède pas moins tous les attributs du langage cinématographique : la musique, la bande son, et les mouvements de caméra. En effet, l’enregistrement des photographies relève d’un important travail stylistique. (zoom arrière, ouverture, fondus enchaînés…) La Jetée, c’est donc pour ceux qui l’ont vu, une présence forte, sonore et visuelle, telle qu’est l’image du visage de la femme pour le héros. Cette femme que le héros voit dans ses visions et ensuite lors de ses expériences, est belle, douce, mystérieuse, mais a aussi un visage triste. Ce qui arrive au héros nous arrive aussi en tant que spectateur et nous interroge encore plus intensément sur le pouvoir de nos propres images fondatrices, picturales, cinématographiques et sonores. La Jetée  joint à la description d’une apocalypse nucléaire, l’interrogation sur le rêve, et le désir de revivre un amour mort.

Plutôt que des acteurs professionnels, Chris Marker a utilisé des amis pour faire ce film, sans toutefois distribuer les rôles au hasard. Davos Hanich, dans le rôle de l’homme marqué, est un artiste, ancien élève et assistant de Fernand Léger (ses œuvres sont rares, vous pouvez aller voir une fontaine qu’il a réalisé, Square Marcel Mouloudji, Paris XIXe). Nous verrons plus loin que l’artiste, selon Marker, dispose de dons particuliers. Hélène Châtelain, dans le rôle de la femme de l’image d’enfance, est une russophone qui réalisera plusieurs documentaires sur la Russie et plus particulièrement sur le Goulag. Il l’a probablement rencontrée par le réseau Peuple et Culture dont ils étaient membres tous les deux. Le photographe William Klein, lui aussi ancien élève de Fernand Léger, fait une apparition dans le film en « homme du futur », avec son épouse Janine. Chris Marker avait édité le premier recueil de photographies de William Klein, New York, au Seuil et le livre avait reçu le prix Nadar en 1957.La présence de Jacques Ledoux, dans le rôle de l’homme qui guide les expériences, a sans doute été choisie plus malicieusement. Jacques Ledoux, conservateur de la Cinémathèque Royale de Belgique de 1948 à 1988, est un peu le Henri Langlois belge. Les souterrains de Paris à l’intérieur desquels les survivants se sont réfugiés, situés par Chris Marker dans les galeries souterraines de Chaillot, ont longtemps servi à Henri Langlois pour stocker les films qu’il récupérait.

Chez Chris Marker, la création cinématographique est conçue comme un travail de la mémoire qui est essentiellement-sinon exclusivement-composée d’images. Son cinéma apparaît comme « un travail matériel de la mémoire, qui transforme, reprend, (ré)organise« . En effet, un film (Vertigo) crée un souvenir (Chris Marker est marqué par ce film d’Hitchcock), ce souvenir est la matrice d’un film (La Jetée) et ce film marque à son tour ses spectateurs, mais aussi des réalisateurs comme Terry Gilliam (Twelve Monkeys), Dario Argento (Deep Red) ou Mamoru Oshii (The Red Spectacles) qui ont proposé leur propre réinterprétation de La Jetée et on peut supposer que leur film inspireront à leur tour d’autres films…La spirale de la mémoire et du cinéma n’est donc pas le motif de la répétition mais de la « reprise » créatrice.(Sophie Walon, ENS Lyon)


L’armée des 12 singes

Nous sommes en l’an 2035. Les quelques milliers d’habitants qui restent sur notre planète sont contraints de vivre sous terre. La surface du globe est devenue inhabitable à la suite d’un virus ayant décimé 99% de la population. Les survivants mettent tous leurs espoirs dans un voyage à travers le temps pour découvrir les causes de la catastrophe et la prévenir. C’est James Cole, hanté depuis des années par une image incompréhensible, qui est désigné pour cette mission.

Sur le web

Un passage du film montre nos deux héros en fuite se réfugiant dans un cinéma où se joue Sueurs froides (Vertigo) d’Alfred Hitchcock. On y voit alors un extrait du film, où les personnages joués par James Stewart et Kim Novak se trouvent dans le parc Big Basin Redwoods State de Santa Cruz, en Californie. Ils évoquent le passage du temps devant la coupe d’un séquoia, l’actrice montrant  » Ici je suis née… et ici, je suis morte « . L’extrait du film d’Hitchcock fait ainsi directement écho au voyage dans le temps et au destin du personnage de James Cole, incarné par Bruce Willis. Le titre, quant à lui, est inspiré du roman de Frank Baulm, Le magicien d’Oz dans lequel le roi convainc douze singes de le servir comme soldats.

L’Armée des douze singes développe une fiction du chaos qui vise moins l’efficacité d’un film d’action que l’étrangeté surréaliste d’un récit aux infinies méandres temporels. Et loin de tout infantilisme, Terry Gilliam nous donne, dans le sillage de Chris Marker, une vision mélancolique et poignante de l’enfance, espace-temps mythique qui hante confusément le héros de L’Armée des douze singes, mais qui ne peut être rejoint que dans la mort. A toute cette étrangeté, s’ajoute celle du grand bric-à-brac baroque que dessine l’univers de Terry Gilliam, où les décors comme les corps sont déformés par l’oeil surhumain de la caméra. Cette force visuelle, qui est l’élément le plus frappant et le plus directement séduisant de l’Armée des douze singes, souligne aussi son étonnante nature d’objet d’art conceptuel, oeuvre d’un cinéaste plasticien et graphiste. »(La Bibliothèque du film)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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