Une jeune fille à la dérive


Une_je


Vendredi 29 janvier 2010 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de  Kirio Urayama – Japon –  1963 – 1h56 – vostf

Vivant dans un petit village côtier, Wakae, une jeune fille de quinze ans, travaille dans un bar comme hôtesse. Sa mère est morte et son père, alcoolique et pauvre, vit avec une nouvelle femme. Alors qu’elle vient de voler une paire de chaussures, elle rencontre Saburo qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps et qui tente de l’aider. Mais les circonstances les sépareront.

Notre critique

Par Philippe Serve

Kirio Urayama est considéré comme un cinéaste oublié de la Nouvelle Vague japonaise. Contemporain de réalisateurs japonais tels que Nagisa Oshima, Yoshishige Yoshida, Shohei Imamura ou Masahiro Shinoda, Kirio Urayama s’est attaché à filmer les exclus, les défavorisés, la fange, à une époque où il était d’usage de filmer la jeunesse excitée (politiquement et sexuellement). A ce titre, pour grand nombre de cinéphiles japonais, Kirio Urayama a gardé l’image d’un  » cinéaste des pauvres  » grâce à des films comme La Ville des coupoles, Une jeune fille à la dérive et La Porte de la jeunesse qui reste son plus gros succès.

Second film du réalisateur après le très remarqué La Ville des coupoles, Une jeune fille à la dérive, quant à lui, déplut fortement à la Nikkatsu (société productrice du film) qui retrograda Kirio Urayama au rang de simple assistant et ce, malgré la médaille d’or au festival de Moscou obtenu par le film en 1963.

Resté inédit en France jusqu’à aujourd’hui, un joyau oublié que Cinéma sans Frontières  est heureux et fier de pouvoir vous présenter. Un film à ne pas rater !

WAKAE, AU FOND DU COEUR…

A la fin de la nouvelle culte d’Alan Sillitoe, La Solitude du coureur de fond (The Loneliness of the Long Distance Runner), Colin Smith, prototype du Angry Young Man et magnifiquement incarné par Tom Courtenay dans l’adaptation cinématographique de Tony Richardson (1962) s’arrêtait à quelques mètres de la ligne qui aurait marqué sa victoire dans la course où il représentait sa Maison de correction. Abandon en forme de bras d’honneur à une société rejetée et rejetante… Dans Une Jeune Fille à la Dérive, la jeune Wakae est elle aussi sur le chemin de la victoire, elle aussi courant pour son Centre pour mineurs. Mais c’est afin de se retourner vers ceux qui lui lancent des pierres et l’insultent, elle, la pyromane. Son geste, mélange de rage, de fierté et de frustration, est aussi fort que celui de Colin. Même si elle rependra la course et la gagnera. Il faut dire qu’ici le foyer d’accueil en est vraiment un et ses animateurs apparaissent comme une vraie famille de substitution, concernée et compréhensive.

Le personnage de Wakae –porté par l’extraordinaire Masako Izumi, 15 ans – est sans doute l’un des plus beaux et des plus attachants portraits d’adolescente vus au cinéma. Indomptable et indomptée, lâchée par une famille en décomposition, Wakae ne peut compter que sur elle-même, ce qui est déjà bien au-dessus de ses forces. Mais elle essaie pourtant. Elle lutte pied à pied, agressant ses agresseurs sans jamais rien concéder d’elle. Une petite sauvageonne teigneuse dont on admire la – fausse – liberté et l’énergie. Mais derrière la furie, se cache une petite fille en mal d’amour dont les larmes – nous sommes dans un vrai mélodrame à la japonaise – coulent en torrent lorsque confrontée à une vraie bonté ou face à des souvenirs douloureux. Face à elle, un garçon à peine plus âgé – il a 21 ans -, à la fois naïf, généreux et doucement rebelle, Saburo. Lui non plus ne connaît pas une vie tapissée de roses et se trouve en rupture avec le cercle familial, rétif qu’il est à la démagogie politique incarnée par son frère aîné. Alors ils vont se raccrocher l’un à l’autre. Un amour naissant, profond mais vécu comme impossible par Wakae en conflit avec elle-même. Chaque instant de bonheur – admirez sa grâce juvénile lorsqu’elle porte pour la première fois la jupe offerte par Wakae ou qu’elle court pour se baigner – est suivi d’une remise en question alimentée par un doute profondément enraciné : suis-je faite pour le bonheur ?

Mazako Izumi nous touche car elle nous montre les sentiments de Wakae dans toute leur authenticité, sans fioritures, sans dissimulation. Elle nous émeut à chaque instant car elle vibre d’humanité et, donc, de contradictions. Comme le crie son amie Tomiko, « (elles sont) aussi des êtres humains. » Pas étonnant que François Truffaut ait vu des similitudes entre son propre cinéma et celui de Kirio Urayama. Pourtant, lorsque les deux cinéastes se rencontrent et que l’auteur des 400 Coups exprime son admiration et met en exergue leurs affinités, Truffaut n’a vu que le premier film de Urayama resté son plus grand succès, La Ville des Coupoles , assez proche il est vrai du suivant, celui-ci : même milieu familial et social (pauvreté, père alcoolique), mêmes rapports violents entre les êtres, même jeune héroïne de 15 ans (mais actrice différente), même amitié avec un garçon, amitié qui se transformera en amour dans Une jeune fille à la dérive. Wakae est une lointaine cousine du jeune Antoine Doinel ou de La Petite Voleuse de Claude Miller – ce qu’elle est aussi – interprétée par Charlotte Gainsbourg et dont le scénario avait été écrit par… Truffaut.

Si Urayama parvint si bien dans ce film à susciter l’émotion sans jamais tomber dans le sentimentalisme, c’est sans doute que lui-même possédait une sensibilité à vif. Les témoins de l’époque racontent en riant comment, assistant-réalisateur de Shohei Imamura pendant trois ans, il fondait  en larmes devant les remontrances de son aîné, réputé pour sa dureté avec ses collaborateurs. Urayama était à bonne école et sur Une jeune fille à la dérive c’est lui qui fit endurer mille morts à sa jeune interprète, Masako Izumi, laquelle écrivait dans son journal intime à la fin de chaque journée de tournage : « Je vais tuer Urayama et me tuer ensuite » ! C’est ainsi que, poussée dans ses retranchements par l’hyper sensitif Urayama, la jeune fille put atteindre un tel niveau de performance.

Le générique n’est pas achevé que Wakae court déjà, avant de s’endormir, épuisé par l’alcool absorbé et le travail de serveuse, serrant contre elle les chaussures à talons volées à une cliente. Ces chaussures, loin de ce celles en rubis permettant à la toute aussi jeune Dorothy du Magicien d’Oz d’emprunter la route de briques jaunes,  ressurgiront en fin de film. Symboles d’une nouvelle voie empruntée, au bout du chemin sillonné en forme de parcours sinueux et initiatique. Mais à la différence du conte musical emmené par Judy Garland, ici la jeune fille ne rentre pas chez elle car de foyer elle n’en a pas ou plus. Les courses, Wakae les multiplient dans le film, mue par l’urgence du déplacement et la volonté d’échapper à ceux qui pourraient bien se saisir de cette petite renarde chapardeuse et tenter d’assouvir leurs pulsions sexuelles.

Urayama encadre son récit dans un scope en noir et blanc appris au côté d’Imamura et marque récurrente de la nouvelle vague cinématographique japonaise du début des années soixante. Ses plans alternent entre plans rapprochés et vastes panoramiques – scène de la plage – isolant alors les personnages au fond du champ, simples éléments constitutifs d’une nature qui serait bienveillante, à l’inverse de la société des hommes. On pense parfois au Monika de Bergman. Comme dans ce dernier, les êtres se retrouvent prisonniers des circonstances sociales qui les ont façonnés et l’incompréhension entre les générations n’arrangent rien. La mère de Saburo regrette les jeunes d’autrefois, à quoi son fils répond : « Je ne suis pas naturellement paresseux. Je ne sais juste pas quoi faire » Cette fois, c’est à Pierrot le Fou (tourné par Godard deux ans plus tard) que l’on songe, avec Anna Karina psalmodiant son « Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire ! » On le voit, malgré les distances géographiques, Une jeune fille à la dérive épouse bien son époque. Son énergie – et les aspirations frustrées – de ses jeunes anti-héros annoncent une désespérance qui va grignoter les cœurs des jeunes du monde entier et exploser en révoltes. Celles du Japon seront particulièrement violentes.

Les mouvements de caméra de Urayama font toujours dans l’élégance qui culmine dans la longue scène – près de dix minutes – du buffet de la gare. Multipliant les points de vue, elle tourne même autour des deux protagonistes principaux, captant avec splendeur le pic du mélodrame.

Il est étonnant de savoir que Imamura et Masako Izumi elle-même voyaient en Wakae « une petite garce ». En ce qui me concerne, la jeune fille restera dans ma mémoire et mon cœur comme le prototype même de l’enfant perdu en quête d’amour. Sayonara, Wakae…


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.

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