Lebanon



Vendredi 30 avril 2010 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film  de Samuel Maoz – Israel – 2010 – 1h32 – vostf

« Je venais d’avoir 19 ans en mai 1982. La vie était belle. J’étais amoureux. Ensuite on m’a demandé de partir sur une base militaire et d’être le tireur du premier tank à traverser la frontière libanaise. Cela devait être une mission d’une journée toute simple mais ce fut une journée en enfer. Je n’avais jamais tué quelqu’un avant cette terrible journée. Je suis devenu une vraie machine à tuer. Quelque chose là-bas est mort en moi. Sortir ce tank de ma tête m’a pris plus de 20 ans. C’est mon histoire.« 

Notre critique

Par Bruno Precioso

Préambule  : au sujet de la guerre du Liban

Le Liban (« la Suisse du Proche-Orient »), pays riche faisant figure jusqu’à la fin des années 60 de modèle de décolonisation réussie, aborde les années 70 en étant rattrapé par le problème majeur qui déstabilise la région : le statut d’Israël et la question palestinienne. Dans un contexte de corruption des fonctionnaires et de tensions inter-communautaires, le modèle institutionnel imposé par les Français au moment de l’occupation du Liban, le confessionnalisme, devient un argument pour attiser les tensions entre groupes ethniques et religieux.

Les groupes anciennement constitués cristallisent par ailleurs les influences étrangères : les Libanistes chrétiens, défendus par des milices appelées Phalanges, sont appuyés par l’Occident (et sont donc proches d’Israël) ; les sunnites, soutenant les réfugiés palestiniens, sont aidés par les Syriens ; les chiites ne se détacheront comme nouvelle force autonome qu’après la révolution iranienne pour constituer une branche armée autonome du Hezbollah.

A mesure que  la tension entre Israël et les pays arabes s’accroît, la question des réfugiés palestiniens devient plus aigüe. Leurs camps dispersés dans la région constituant aux yeux d’Israël autant de bases-arrières abritant terroristes et armements, des actions sont menées à partir de la Guerre des six jours (1966-67) pour déloger et éloigner les Palestiniens : occupation de la Cisjordanie, pression sur la Jordanie pour détruire les camps (Septembre Noir, 1970)…

Le déplacement des combattants palestiniens de l’OLP trouve son épilogue au Liban pays trop affaibli pour s’imposer à eux. L’accord secret qui donne aux fédayins palestiniens le droit de poursuivre leur lutte contre Israël depuis le sol libanais achève d’enliser la situation. Sous forme d’attentats d’abord, puis de batailles rangées le plus souvent inter-communautaires, la guerre civile libanaise débute en avril 1975 et coupe Beyrouth en deux le long de la fameuse « ligne verte ». En 1976, la Syrie impose un cessez-le-feu et propose un rééquilibrage du partage des pouvoirs entre communautés appuyé par l’envoi de troupes qui s’installent dans une partie du pays ; leur présence est officialisée mais elles entrent en 1977 dans la guerre civile.

L’armée israélienne intervient une 1ère fois en 1978 au sud du Liban, pour « nettoyer » les camps palestiniens (opération Litani). Elle se retire néanmoins de presque tout le territoire conquis jusqu’en 1981. Au printemps, alors que les Phalanges chrétiennes et les Syriens s’affrontent au nord, Israël et la Syrie sont au bord de l’affrontement direct.

Le 3 juin 1982, un commando palestinien d’Abou Nidal blesse grièvement l’ambassadeur israélien à Londres, Shlomo Argov. Les représailles israéliennes au Liban dès le lendemain conduisent à l’escalade. Le 6 juin, l’armée israélienne déclenche l’opération Paix en Galilée. Les troupes de Tsahal traversent les lignes tenues par la FINUL de l’ONU, franchissent la ligne des 40 km nord initialement annoncée comme objectif limite par le ministre de la Défense Ariel Sharon et atteignent la capitale, où ils font leur jonction avec les Forces libanaises de Bachir Gemayel. Les troupes syriennes s’effondrent. Environ une semaine après le début de leur invasion, les Israéliens commencent le siège de Beyrouth Ouest (200 000 civils) par un bombardement quasi-ininterrompu jusqu’au 21 août, date du départ de l’OLP pour Tunis. Le leader des phalangistes Bachir Gemayel, considéré comme l’homme fort du Liban, est élu président. Sa mort dans un attentat au quartier général des Phalanges entraîne la terrible répression dans les camps de Sabra et Chatila (entre 700 et 3500 morts).

Les années 1982-1984 voient l’implication des Etats-Unis et de l’URSS dans le conflit, qui touche désormais tout le pays et mobilise les druzes des montagnes, puis les chiites du Hezbollah pro-iranien.

Le conflit ne connaît d’apaisement provisoire qu’en 1990 avec le départ du général Aoun, souhaité conjointement par les États-Unis et la Syrie. Depuis, la lente reconstruction du pays reste fragile et soumise aux influences voisines, comme l’ont montré les attentats récents contre les élus libanais ou la guerre-éclair menée – et perdue – par Israël au sud-Liban en 2006.

Un premier film à quarante-huit ans

Samuel Maoz est né en 1962 à Tel Aviv. Il a donc vingt ans lorsqu’il est engagé dans la guerre du Liban, mais ne traduit cette expérience traumatisante en long-métrage qu’en 2009. Lebanon, est d’ailleurs son premier long-métrage de fiction ; le coup d’essai est un coup de maître puisqu’il obtient le Lion d’or à la Mostra de Venise la même année. Cette implication tardive dans le cinéma est paradoxale pour quelqu’un dont la passion avouée pour la pellicule est ancienne, et les premières expériences de tournage remontent à ses douze ans – avec une caméra super-8 offerte pour sa bat-mitzvah.

C’est la structure même du milieu cinématographique israélien, dont les débouchés sont très faibles, qui explique la lenteur de cette éclosion. Malgré des études de cinéma réussies, la production de films israéliens à la fin des années 80 ne dépasse guère deux long-métrages par an. Samuel Maoz se contentera de travailler dix ans comme décorateur pour le cinéma et la télévision, s’essayant sans succès à l’écriture de scénario. Puis la publicité lui donne l’occasion de se familiariser avec le maniement de la caméra, le travail du champ et du hors-champ, la perspective ; les six années de réalisation publicitaires ne furent donc pas inutiles, mais lorsqu’enfin Samuel Maoz se voit confier en 2000 la réalisation d’un documentaire pour Arte, Totale eclipse, sur le chorégraphe Ohad Naharin, il a conscience d’avoir besoin de rompre avec les impératifs et la logique de la publicité qui l’ont jusque là nourri. La liberté dont il bénéficie pendant la réalisation de son documentaire lui rend d’autant plus impossible un retour vers les contraintes passées. Une fois achevé Totale eclipse, et fort du succès international de l’œuvre célébrée en Amérique du Nord, en Europe et en Israël même, il décide de réaliser sa première fiction, conscient qu’il aura alors à dépasser les démons guerriers qui ont hanté ses premières tentatives de scénarios. Dès 1985-86 en effet, les scénarios abandonnés à chaque fois assez tôt incitaient Samuel Maoz à renouer avec ses souvenirs de guerre, mais jusqu’à Lebanon, aucun n’avait abouti même à une esquisse réutilisable par la suite.

De l’autobiographie au cinéma

Comme dans le magnifique Valse avec Bachir qui le précède de peu, la forme prend dans Lebanon une place prépondérante. Il ne s’agit nullement d’esthétisation gratuite. Le travail de mise en forme restitue toute sa force au questionnement fondamental qu’impose le fond : part de l’autobiographie, partage d’une expérience éminemment intime, nécessaire exorcisme du traumatisme subi par un homme jeune précipité avec brutalité dans une réalité en cours qui le dépasse. Chez Samuel Maoz pourtant, nul besoin d’intrigue ou de fil rouge ; il n’y a pas de narration, pas de reconstruction progressive comme chez Ari Floman. La mémoire est présente aussi mais de manière morcelée, sous forme d’anecdotes détachées de toute actualité. Le huis-clos du char constitue un espace mental paradoxal, à la fois lieu d’une prise de conscience par le face-à-face et d’une fuite dans la paralysie, le déni, l’affrontement. Pour restituer et faire partager la tension intérieure qui fut la sienne, Maoz impose à sa caméra des cadrages très serrés qui s’attardent à la limite du dérangeant, de prises de vue inattendues jouant sur les perspectives et la profondeur ; le monde extérieur, en hors-champ, ne cesse pourtant de faire irruption dans ce blindé ouvert à tous les vents. C’est la force de l’expérience d’enfermement que suppose le char : le peu d’ouvertures offertes au regard ne donne accès qu’à plus insoutenable que la réclusion elle-même, et les yeux n’ont guère le choix qu’entre fascination de l’horreur et refoulement dégoûté.

Dans une interview accordée à Positif, Samuel Maoz déclare au sujet de Cedar, Folman et lui : « Nous sommes la première génération à être nés en Israël, et nos intérêts sont moins centrés sur le pays, le collectif, la patrie, que sur nous-mêmes. Comment construire sa vie en Israël aujourd’hui ? C’est la question de notre cinéma. »C’est la question que chacun est invité à se poser, devant ce film qui laisse à chaque spectateur le soin de rassembler les éclats de vie, de sons, de messages codés, de souvenirs, d’émotions qui envahissent le char de Lebanon, pour en faire une expérience propre ; pas forcément agréable, mais essentielle.

Sur le web

Le réalisateur Samuel Maoz s’est inspiré de sa propre vie pour son film Lebanon.

Le parti pris de Lebanon est expériemental au niveau de sa réalisation. La volonté du réaliteur Samuel Maoz était de présenter un point de vue personnel et subjectif comme il l’explique: « Le spectateur ne devait pas regarder une intrigue se déroulant devant ses yeux mais bien l’expérimenter, la vivre avec les acteurs. Le public ne recevrait pas d’informations supplémentaires et resterait coincé avec les acteurs dans le tank, aurait la même vue limitée de la guerre et n’entendrait que ce que les acteurs entendent. Nous avons essayé de faire en sorte que les spectateurs puissent sentir mais aussi goûter la guerre, en utilisant les effets visuels et sonores pour faire plus que raconter une histoire. J’ai réalisé que nous devions concevoir le film comme une véritable expérience pour le public pour réussir à ce que la compréhension émotionnelle soit complète.« 

Le réalisateur s’est beaucoup inspiré du réalisateur russe Andrei Tarkovski et plus particulièrement de son film Stalker: « Par rapport à Lebanon, je peux citer une dizaine de films qui ont été importants pour moi, Hiroshima mon amour de Resnais, La Jetée de Chris Marker, Les Ailes du désir de Wenders, Apocalypse Now de Coppola, Barton Fink des frères Coen, et surtout Tarkovski. Il est l’artiste pur du temps, de l’élément liquide, et les atmosphères visuelles de ses films, notamment Solaris, Le Miroir, Stalker, ont beaucoup compté. Quand j’ai remporté le Lion d’Or avec Lebanon, en septembre dernier, j’ai tout de suite pensé à lui, qui avait gagné cette même récompense avec son premier film, L’Enfance d’Ivan en 1962. Mais je n’ai jamais essayé d’imiter. C’est une autre leçon importante venue de la pub : ne pas imiter ses références, mais les analyser pour en tirer un autre type d’influence. L’imitation est un désastre car le plan qu’on réalise alors n’est ni de celui qui tourne ni de celui qu’on singe…« 

Le réalisateur a eu recours à un moyen assez particulier pour mettre ses acteurs en condition pour le tournage du film: « Quand j’ai choisi les cinq personnages du tank, je n’ai rien voulu leur dire d’autre que ce qui était écrit dans le scénario. Ils connaissaient l’histoire, et ce ne sont pas des mots qui peuvent faire ressentir cette expérience. Il fallait plutôt les mettre en condition. Pour cela, on a commencé à les enfermer pendant des heures dans un container, en pleine chaleur et dans l’obscurité, à le secouer, et à taper dessus avec des barres de fer. Quand ils sont sortis de là, j’ai vu sur leur visage qu’ils avaient ressentis ce qu’il fallait qu’ils ressentent. Sentir juste, pour ce film, était plus important que parler juste… Bien sûr, je n’ai demandé à personne de tuer quelqu’un, il ne s’agit pas de transformer des acteurs en monstres, on n’est pas dans Full Metal Jacket de Kubrick. Il n’y a pas eu de travail spécifique sur le texte ni sur la mise en scène avec eux, mais davantage sur ce qu’ils pouvaient ressentir face au noir, aux bruits, à la claustrophobie, face à la peur. Tout cela échappe à l’imagination : il faut avoir vécu, non pas forcément la guerre, mais une condition extrême durant quelques heures.« 

Certaines personnes peuvent sortir du film choqués ou parfois mal à l’aise. Le réalisateur leur répond: « Je respecte ceux qui ne supportent pas mon film. Ce n’est pas un divertissement, et je ne m’attends pas à une réception unanime. J’espère seulement que, pour un spectateur qui n’aimera pas mon film, cinq le comprendront et le ressentiront. Mais la guerre est comme cela, même plus difficile que cela, évidemment… On a sans cesse l’impression de pouvoir y passer. Bien sûr, il fallait que je sois plus « propre » pour que le film soit visible. Si j’avais reconstitué la réalité de la guerre vue depuis un tank, comme je l’ai vécue, le film n’aurait tout simplement pas été visible. Là, c’est une vérité possible : créer une forme qui puisse faire ressentir la réalité de la guerre.« 

Ce n’est pas la première fois qu’un réalisateur s’intéresse à la guerre du Liban. Une nouvelle mouvance s’est en effet créée ces dernières années avec des films comme Valse avec Bachir d’Ari Folman ou encore Beaufort de Joseph Cedar. Samuel Maoz parle de ce genre de nouveau film dans le paysage du cinéma israélien: « Auparavant, il ne faut pas oublier Kippour d’Amos Gitaï, qui était assez semblable à propos de la guerre de 1973. Avec Folman ou Cedar, nous appartenons à une nouvelle génération. Nous ne sommes plus des pionniers, ni des survivants de l’holocauste : nous nous sommes détachés du sionisme. Nous sommes la première génération à être né en Israel, et nos intérêts sont moins centrés sur le pays, le collectif, la patrie, que sur nous-mêmes. Comment construire sa vie en Israel aujourd’hui?C’est la question de notre cinéma. Si bien que c’est à travers nos traumatismes individuels que nous abordons l’expérience de la guerre, ce qui conduit chacun d’entre nous à mener loin l’interrogation sur ce que nous avons pu subir et ressentir en 1982. Les films dont vous parlez, Bachir ou Lebanon sur la guerre du Liban, racontent cela : une prise en charge individuelle d’un traumatisme personnel.« 


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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