Vendredi 18 novembre 2016 à 20h30
Film de Albert Serra – Espagne – 2016 – 1h55
Août 1715. À son retour de promenade, Louis XIV ressent une vive douleur à la jambe. Les jours suivants, le Roi poursuit ses obligations mais ses nuits sont agitées, la fièvre le gagne. Il se nourrit peu et s’affaiblit de plus en plus. C’est le début de la lente agonie du plus grand roi de France, entouré de ses fidèles et de ses médecins.
Notre critique
par Martin De Kerimel
Dans une chanson inspirée de Louis Aragon, Léo Ferré s’interrogeait, en 1961 : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ». Le film que Cinéma sans frontières souhaite vous présenter ce soir porte en lui une toute autre interrogation, qu’on pourrait résumer d’une formule différente, quoique voisine : « Est-ce ainsi que trépassent les monarques ? ». Oui, dès la formulation limpide de son titre, La mort de Louis XIV – le cinquième des longs-métrages du cinéaste catalan Albert Serra – nous propose d’assister au décès d’un souverain, de celui qui reste sûrement, un peu partout en Europe, l’archétype même de la monarchie absolue. Spectacle étrange et peut-être dérangeant, à vrai dire. Mais, en y assistant, on constatera vite que les rois meurent comme les hommes. C’est-à-dire, finalement, sans supplément de noblesse…
Un mot d’abord sur l’homme derrière la caméra : Albert Serra a bientôt 42 ans – il les fêtera le 31 mars prochain – et n’en est donc pas à son coup d’essai. Treize ans après des débuts relativement confidentiels, il peut aujourd’hui se targuer d’une certaine reconnaissance critique, ainsi que de la considération de ses pairs. Inspiré de Don Quichotte, son film Honor de cavalleria (2006) eut en son temps les honneurs de la Croisette, en faisant une apparition remarquée à la Quinzaine des réalisateurs. Sept ans plus tard, une autre de ses créations (Histoire de ma mort) était couronnée du Léopard d’or du Festival de Locarno. Remarqué pour son somptueux noir et blanc, l’un de ses films intermédiaires – Le chant des oiseaux – s’est intéressé aux rois mages. Un tout premier constat s’impose devant ce tout nouvel opus, vu à Cannes cette année : La mort de Louis XIV marque une petite rupture dans le parcours de l’artiste, puisqu’il s’agit du tout premier film qu’il tourne avec des acteurs professionnels. En interview, le réalisateur souligne toutefois que cela n’a en réalité eu que très peu d’impact sur sa manière de travailler, hormis la nécessité de s’adapter à quelques contraintes horaires.
L’idée du film elle-même remonte à l’année 2013. Intéressé depuis toujours par la culture française, et d’abord par la littérature, Albert Serra est alors contacté par le centre Pompidou. On lui propose de réaliser une performance. Sa lecture des mémoires de Saint-Simon l’incite aussitôt à répondre favorablement et orienter sa créativité vers le personnage de Louis XIV. Le projet : reconstituer les derniers jours du roi-soleil, en l’enfermant dans un cadre en verre suspendu… dans le hall du musée ! Jugé beaucoup trop coûteux, le concept est abandonné. Mais le Catalan francophile n’y renonce pas complètement et c’est ainsi que, quelque temps plus tard, il remet son ouvrage sur le métier, en s’appuyant sur la forme propre à la tragédie classique : la triple unité de temps, d’espace et d’action. Le tout sans se départir de l’exigence particulière pour le respect d’un certain « réalisme »…
En effet, même s’il est né d’une idée surprenante, La mort de Louis XIV demeure un film extrêmement documenté. Outre les écrits de Saint-Simon, Albert Serra a aussi lu des annales historiques, ainsi que le journal du marquis de Dangeau, l’un des plus célèbres mémorialistes de Versailles. Avec malice, mais sans forcément trahir la grande Histoire, il s’est aussi permis d’imaginer les moments dont personne n’a jamais rendu compte et même les expressions faciales du roi face à la mort prochaine, bien aidé en cela par son équipe et son comédien principal. C’était, dit-il, la partie la plus stimulante de son travail de re-création. L’ensemble reste, sinon une illustration fidèle à la vérité des faits, au moins une version très plausible. D’ailleurs, pour conforter la vraisemblance de son récit, Albert Serra n’a pas filmé un roi seul dans l’antichambre de la Faucheuse : il l’a au contraire beaucoup entouré. On découvrira alors quelques-uns de ceux qui sont restés au chevet du monarque jusqu’à sa fin : Mareschal, chirurgien, Fagon, botaniste et médecin, Blouin, maître-valet et d’autres encore, gens de cour et ecclésiastiques, monarchie de droit divin oblige. Et on apercevra même l’enfant-dauphin ! Celui qui, quelques jours plus tard, deviendrait Louis XV n’avait alors que cinq ans et demi. Cette promiscuité peut surprendre, sinon choquer, mais cette destinée a bien été celle du roi. Jusqu’au bout, et même si le long-métrage commet quelques entorses à l’étiquette, Louis XIV n’est jamais resté seul. Il ne le souhaitait pas : « J’ai vécu parmi les gens de ma cour, je veux mourir parmi eux. Ils ont suivi tout le cours de ma vie, il est juste qu’ils me voient finir ».
Bien évidemment, au centre même de ce groupe somme toute restreint, réuni dans une pièce du château de Hautefort (Dordogne) pour les besoins du tournage, les amoureux du cinéma seront heureux de retrouver le grand Jean-Pierre Léaud, l’éternel enfant de la Nouvelle Vague. Certes, plus d’un demi-siècle est passé depuis le triomphe cannois de celui qui n’était encore qu’un enfant assez audacieux pour faire Les 400 coups… et on chercherait en vain un point commun entre Louis XIV et Antoine Doinel. Pourtant, et bien qu’il reste tout au long du film assis ou allongé, l’ex-complice de François Truffaut livre une prestation étonnante et pleine de courage. Du haut de ses 72 ans, il n’est plus très loin, c’est un fait, de l’âge du personnage qu’il interprète. D’aucuns diront que la monarchie n’aura désormais plus d’autre apparence que la sienne. C’est sans doute exagéré, mais tout de même : quelle bonne idée d’avoir ainsi sorti Jean-Pierre Léaud de sa quasi-retraite ! Tout au plus pourra-t-on regretter, en l’acceptant toutefois, qu’Albert Serra s’écarte parfois significativement de ses sources, au point d’effacer rapidement le visage le plus familier du roi agonisant, celui de Madame de Maintenon. Celle qui, un jour, au sujet de son époux, écrivit le témoignage admirable et touchant d’une femme aimante : « Le dernier jour que je le vis, il me dit, me voyant toujours auprès de lui : j’admire votre courage et votre amitié d’être toujours là et à un si triste spectacle »…
Ce n’est cependant pas à un triste spectacle que nous vous avions conviés ce soir, trois siècles après la disparition de l’une des figures les plus emblématiques – et les plus contestables ? – de notre histoire. Nous avons l’espoir que vous serez sensibles à la sombre beauté de ce film complexe, introduit par une promenade dans un jardin, mais bientôt enfermé entre les murs épais d’une chambre royale. Devant ces images, certains ont convoqué Velasquez, Rembrandt ou d’autres grands maîtres de la peinture. Nous aimerions aussi attirer votre attention sur tout ce que l’image ne me montre pas, tout ce qui est suggéré par petites touches : non pas la vie du peuple de France, mais la vie « tout court », avec parfois un peu de musique, des bruits épars, le chant des oiseaux ou le bourdonnement d’un insecte. Juger La mort de Louis XIV comme un film éteint serait sans doute commettre une erreur d’appréciation. Albert Serra laisse le mot de la fin à un médecin : « Nous ferons mieux la prochaine fois ». Rien n’interdit de penser que c’est lui qui parle et, en une phrase a priori anodine, donne ainsi rendez-vous pour d’autres films à venir. Sentant sa mort prochaine, Louis XIV, lui, avait eu ce mot prémonitoire : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ». Alors, quand le générique final défile à l’écran, on est presque tenté de dire que c’est aussi le cas du cinéma…
Sur le web
Dans l’almanach royal d’août 1715 sont inscrits ces mots : «On crut le Roy mort dez le Lundy 25. Il se porta mieux un jour ou deux quoyque sans esperance. Il est mort après avoir beaucoup souffert et avec une grande patience le Dimanche 1r sept. a 8 h du matin» L’agonie de Louis XIV commence le 9 août 1715 et dure jusqu’au 1er septembre. Elle signe la fin d’un règne personnel de 72 ans, le plus long de l’Histoire de France. Le Journal de la Santé du Roi tenu par ses médecins successifs révèle un homme à la santé fragile qui manque plusieurs fois de mourir : de la petite vérole à cinq ans, d’une fièvre maligne à trente-cinq, d’une fistule à quarante-cinq, et d’un diabète avec gangrène à soixante-dix. En 1715, au mois d’août, Louis XIV est cette fois atteint d’une embolie à la jambe liée à une arythmie cardiaque, qui va provoquer l’apparition de la gangrène.
« La Mort de Louis XIV est un huis-clos qui se déroule exclusivement dans la chambre du Roi. Ces deux semaines d’enfermement pendant lesquelles Louis XIV voit défiler courtisans, ecclésiastes et ministres devant son lit de mort sont l’objet et le temps du film. À l’inverse, il ne s’agit absolument pas de raconter comment la France vit, durant ces deux semaines, la perte de son Roi. Le film est l’histoire d’un homme qui se prépare à perdre la vie, dans la douleur et le quotidien, même s’il est Roi », explique le réalisateur.
Ce n’est pas la première fois qu’Albert Serra se penche sur la mort d’une figure historique puisque son précédent film, Histoire de ma mort, était inspiré des mémoires de Casanova – et a d’ailleurs remporté le Léopard d’Or à Locarno. Don Quichote avait quant à lui inspiré son premier film Honor de Cavalleria, et les Rois mages son second, Le Chant des oiseaux.
Pour réaliser La Mort de Louis XIV, Albert Serra s’est inspiré de deux ouvrages : les Mémoires de Saint-Simon et les Mémoires du Marquis de Dangeau. « Ces deux courtisans ont assisté aux derniers jours de Louis XIV et ont voulu décrire, consigner, collectionner presque, chacun des moments du Roi mourant », explique le réalisateur. « Certaines de ses paroles y sont rapportées mot pour mot, tout comme les états successifs de la jambe malade du monarque, qui sont décrits avec ce que cela suppose de détails sordides…Saint-Simon et Dangeau ont écrit des textes dont la précision et l’exhaustivité poussent à la saturation : l’agonie n’est guère un spectacle beau ou varié, fût-elle celle d’un Roi. Elle n’est même pas un spectacle. Je ne voulais donc pas dramatiser les textes. Au contraire, j’ai essayé de respecter très fidèlement leur chronologie, avec ce que cela comporte de répétition. Je m’oppose à une agonie, comme elle est souvent représentée au cinéma, qui serait filmée uniquement dans son intensité dramatique et psychologique, et qui est montrée avant tout comme une dernière parole, un dernier soupir. Durant ces deux semaines, la souf-france règne en maître sur le Roi, elle se dilate, elle fait subir ses longueurs. Le film représente la mort vécue, un inventaire, au quotidien, des territoires progressivement envahis par la maladie. La douleur qui gagne le corps et l’esprit, jour après jour, heure après heure… »
« La façon même de filmer du réalisateur, au plus près des personnages, renforce l’intimité du moment. Il a voulu que la lumière rappelle les tableaux du peintre Raphaël, sur lequel il avait notamment travaillé dans le cadre d’une Carte Blanche demandée par le Centre Pompidou en 2013. Les vêtements, les étoffes, les tentures rouges sont éclairés à la bougie. Les visages, leurs rides, leurs expressions sont au cœur de la caméra, et pas une ne reflète l’émotion. Car c’est une force du film que de ne pas déployer une dramaturgie inutile. Un autre réalisateur aurait été tenté d’en faire des tonnes et de faire pleurer dans les chaumières. Pas Albert Serra et on lui en sait gré. Il nous garde à bonne distance de nos propres émotions, à mi-chemin entre la fiction et le documentaire. Il retranscrit merveilleusement bien cette autre époque, celle de la vie à la Cour. Pour autant, on n’y a pas vu de nostalgie ni d’apologie de la royauté. On y voit le Roi sous les yeux de ses sujets, en représentation perpétuelle, avec les apparats de la Cour, les perruques, les habits, les rites. À la merci de son valet et de ses médecins, le Roi ne mange plus, le Roi ne se lève plus, le Roi se meurt. Albert Serra ne cherche pas l’empathie du spectateur, il l’embarque avec lui sur le chemin vers la mort. » (leblogducinema.com)
C’est la première fois qu’Albert Serra tourne avec un acteur professionnel, le réalisateur étant plutôt habitué à faire tourner les habitants de son village. Il ne s’est pourtant pas formalisé de l’impressionnante carrière de Jean-Pierre Léaud : « Le point de départ est resté le même : je dois aimer les personnes avec qui je travaille. L’âge des gens n’entre pas en considération », explique-t-il. « Jean-Pierre et moi nous nous sommes très bien entendus dès la première rencontre. Nous partagions un même sens esthétique et moral de la vie. J’aimais son intégrité, je l’admirais. Tout s’est déroulé de manière très naturelle. Et du même coup, je n’ai ressenti aucune pression vis-à-vis de sa carrière extraordinaire« . Serra a tout de même gardé ce sens du casting sauvage, intégrant parfois des comédiens rencontrés sur les lieux de tournage.
Le roi Léaud est entouré d’excellents acteurs parmi lesquels Patrick d’Assumçao (remarqué dans L’Inconnu du lac) dans le rôle du fidèle médecin Fagon, Bernard Belin, ex pensionnaire de la Comédie-Française (dans le rôle de Mareschal chirurgien du roi et Marc Susini (le premier valet de chambre Blouin). Serra a aussi invité des amis à compléter la distribution, comme les écrivains Jean Henric et Olivier Cadiot.
C’est au Château de Hautefort, en Dordogne, orgueilleux édifice à l’architecture classique dont la construction débuta au XVIème siècle que Albert Serra et son équipe se sont installés pour tourner La Mort de Louis XIV. Sur le plateau du tournage Albert Serra était à la fois calme et concentré, attentif au moindre détail, arpentant méthodiquement l’espace restreint qui va servir de cadre à la quasi intégralité de l’action de son film : la chambre du roi Soleil, reconstituée avec beaucoup de soin dans une pièce du château entièrement nue, ravagée par un incendie il y a quelques années.
La Mort de Louis XIV a été présenté Hors Compétition au 69e Festival de Cannes. Jean-Pierre Léaud a lui même reçu une Palme d’or d’honneur à cette occasion, s’illustrant avec un discours touchant qui a bouleversé l’assistance.
Présentation du films et animation du débat avec le public : Martin de Kerimel
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