
Vendredi 31 Janvier 2025 à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film documentaire de Leïla Albayaty, Belgique/Allemagne, 2024, 1h30
Séance en présence de la réalisatrice Leïla Albayaty
Après une amnésie causée par un accident, Leila, jeune artiste française d’origine irakienne, reconstruit son histoire en se rapprochant de sa famille et en plongeant dans ses racines. Elle apprend l’arabe, interprète les poèmes de son père irakien exilé, s’immerge dans l’histoire de la guerre du golfe en Irak. L’odyssée d’une femme qui chante son histoire pour se réinventer, habitée par un irrépressible désir de vivre.
Notre Article
par Josiane Scoleri
Le film de Leila Albayati est un objet hybride, rangé dans la catégorie documentaire, faute de mieux. C’est en fait précisément ce que Daney appelait un film de non-fiction. Un film qui fait apparaître clairement à quel point cette frontière entre fiction et non-fiction n’a quelquefois guère de sens. C’est un film où tous les personnages qui apparaissent à l’écran racontent leur propre histoire, avec une sincérité absolue et c’est cette véracité même qui nous donne l’impression de plonger dans un inépuisable roman. La forme y est sans doute pour beaucoup, avec ses multiples formats d’image qui vont d’«interviews» classiques, face à la caméra à des plans de campagne bien du terroir ( les plans sur les vaches dans le Cantal sont particulièrement jouissifs!) à des scènes d’embouteillage au Caire ou des archives de famille, pour ne donner que quelques exemples.
Les dessins très colorées de la réalisatrice sont intercalés à différents moments du récit, pour dire les expériences les plus douloureuses et tenter d’exorciser les traumatismes. Le dessin permet sans doute d’aller plus loin dans la représentation de l’intime, tout en induisant nécessairement une distance par rapport aux portraits filmés. Les silhouettes de Leila Albayati figurent des personnages, mais ne sont pas du tout naturalistes. Cette simplification du trait donne ainsi toute latitude au spectateur d’imaginer l’au-delà des dessins et des mots qui ont du mal à émerger.
Et puis il y a la musique et le chant. Dimension essentielle de ce film, les chansons apportent une autre voie dans l’exposition des faits ou des étapes sur la route. Comment ne pas penser à la leçon de Paul Vecchiali, défenseur impénitent de la place des chansons dans le cinéma. Il avait coutume de dire qu’une chanson permet d’aller bien au-delà des dialogues dans le dévoilement des personnages, de leurs motivations et leurs sentiments, tout en restant pudique. Leila Albayati se situe spontanément dans cette mouvance. Elle chante comme elle respire. Elle dit d’ailleurs au début du film qu’elle a toujours préféré chanter à parler. Avec les chansons, nous sommes au cœur du film et de son intensité dramatique. Ce sont elles qui cristallisent les tensions intérieures de Leila dans sa quête d’identité. C’est par ce biais que la langue arabe a enfin droit de cité dans sa vie. C’est aussi le vecteur de la pacification des relations entre Leila et son père Abdul. Car, il y a tout ça dans le film: une histoire personnelle et familiale, un chemin de vie tourmenté et l’ombre portée de l’Histoire avec un grand H, celle qui bouleverse la vie des peuples et des individus.
De fait, Abdul Albayati a côtoyé la grande Histoire toute sa vie et payé de sa personne au plus profond de lui-même, jusqu’à la clandestinité, la prison et l’exil, cette coupure qui ne cicatrise pas ou si mal. Même s’il a fait de son mieux pour prendre racine en plantant les arbres emblématiques de sa région d’origine – oranger, palmier, vigne et olivier- Abdul a mal à l’Irak. Toujours. Ce n’est pas étonnant que quelque chose de cette douleur se soit transmis à sa fille. Pour traverser la douleur, il faut pouvoir la parler. D’Abdul à Leila repose tout entier sur l’importance vitale de la langue. Leila a une langue maternelle au grand jour et une langue paternelle qui est restée souterraine. La douleur de ce manque évoque celle des membres fantômes des personnes amputées. C’est l’absence qui fait mal.
Le film retrace ce chemin, cette laborieuse appropriation de soi-même par les mots du père. Abdul écrit un poème en arabe pour sa fille qui va le faire sien par la musique et la chanson. Car la chanson possède cette vertu merveilleuse, elle permet de chanter, même si ça demande des efforts, dans une langue qu’on ne connaît pas. C’est en chantant que Leila entre en Arabie et les mots, ces mots-là, seront le sésame qui ouvre pour elle sur tout l’imaginaire, la culture et l’histoire de ce vaste territoire qu’est le monde arabe. (Les scènes au Caire, loin de l’exotisme, sont à ce titre profondément signifiantes).
La poésie est par définition la plus haute expression d’une langue, quelle qu’elle soit. Mais dans le cas de la langue arabe, on sait à quel point la forme première de toute la littérature est avant tout la poésie. Les grands écrivains arabes sont tous des poètes. Entrer dans la langue par un poème a ici une portée symbolique encore plus forte. D’autant plus pour Leila qui trouve ainsi enfin la voie des affects qui la relie à son père. Cet entrelacs entre histoire personnelle, profondément intime et remaillage au monde donne toute sa portée au film. Leila se révèle ainsi à elle-même et à nous spectateurs, dans un même mouvement au fur et à mesure que le film avance. Ce faisant, elle nous dit quelque chose de nos multiples appartenances à tous. Car quelque soit le cas de figure – et contrairement à ce que d’aucuns claironnent aujourd’hui à tort et à travers- le croisement des parcours et des histoires est la condition nécessaire, je dirais même la condition sine qua non de notre existence, individuelle et collective. C’est sans doute la grande force du film, qu’on pourrait appeler un film à vif, où la réalisatrice s’expose, où la violence des sentiments nous submerge comme elle submerge Leila, que de faire surgir lentement mais sûrement un écho profond, une vibration qui voyage par cercles concentriques successifs jusqu’à chacun d’entre nous. C’est une fois de plus toute la puissante du cinématographe, par son pouvoir d’identification à nul autre pareil, qui nous permet de toucher du doigt cette imbrication de l’unique et du multiple qui nous définit tous.
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Interrogée sur les raisons qui l’ont poussée à réaliser ce documentaire, la réalisatrice répond: « En premier, j’ai grandi avec l’Irak comme le pays où on allait retourner et vivre. Mon père nous parlait de sa jeunesse, de son adolescence, de ses 400 coups ; de son amour pour sa famille, du cinéma de Bagdad où il allait jeune avec ses amies, de ses histoires de jeunesse. Mais, il y a eu la guerre Iran /Irak… Donc je grandissais en France avec un décalage : entendre tout le temps à la maison les nouvelles de la guerre du golfe, le terrible embargo américain, avec plus d’un million de morts, tous ces enfants dont on parle très peu ….Et après mon voyage là- bas, en Irak et mon accident à Bordeaux où j’ai perdu une partie de la mémoire, j’ai quitté la France. Je ne me souvenais plus qui étaient vraiment mes amis, j’ai reconstruit ma vie en m’éloignant de tout. Mais, j’étais dans une sorte d’impuissance vis-à-vis de l’Irak, comme dans un déni…. Et j’en étais malade, mais je savais cacher… j’avais déjà tourné des films et j’étais aussi compositrice et chanteuse … Alors quand mon père m’a appelé, et m’a dit qu’il m’avait écrit des textes en arabe ; pour mes chansons, des textes qui me correspondent et il me disait que ça irai avec ma voix. J’ai donc senti le besoin et décidé de documenter ce processus. Je me suis décidé, surtout que j’ai eu de la chance, car mes amis m’ont suivi. On a trouvé du matériel de tournage et ils m’ont aidé. Le début a été très complexe parce que mon père, puis le conflit père / fille a réapparu. Moi je voulais faire un film sur la musique, lui parler du palmier, parler à mes amis de sa vie. En voyant les rushes, je me rendais compte qu’il fallait lui donner la parole. Puis, il y a eu l’attentat du 13 novembre au Bataclan [à Paris]. Cela a rouvert les plaies de ma mémoire, mon traumatisme, mes souvenirs. Là, j’ai senti la nécessité de continuer à filmer, de comprendre d’où je viens, de laisser place aux paroles, à mon père, sur la liberté de la femme, sur l’exil. J‘ai commencé à chanter ses textes. Mais, je les prononçais très mal. Lui s’énervait ; donc j’ai décidé d’apprendre l’alphabet arabe. On a travaillé en petite équipe autour de tout ça les premières années, jusqu’au jour où j’avais des rushes sur mes parents, sur la musique ; la productrice belge qui est rentrée sur le film et m’a aidé à le développer. Elle m’a demandé de parler de moi. Ça a été un long chemin, mais voilà je suis comme ça. Le cinéma, la musique, l’art, le dessin, l’expression poétique sont mon moyen de survivre, de transformer le pire, d’utiliser la douleur pour aller vers la joie.«

La réalisatrice ajoute: » Abdul est terrassé par l’aliénation et l’exil. Le film le transmet, mais il transmet aussi son savoir, son rire, son amour pour sa famille française, son espoir de voir les femmes chanter la liberté et le choix de son destin …
قلبي الي اختارك بين اصحابك (Mon cœur t’a choisi entre tous les autres hommes). En quelque sorte, dans ses paroles, il transmet l’espoir. Et c’est ça l’héritage aussi dont le film traite. Il y a eu certes l’héritage de son traumatisme ; mais il a voulu se rattraper et moi aussi.«
Elle explique aussi: « Comme j’ai perdu une partie de ma mémoire, je me suis raccrochée à la musique. J’ai appris l’arabe, à travers les textes de mon père. J’ai continué à écrire mes mélodies et mes propres textes, avec mon background musical européen. J’ai mêlé tout ça à ma façon de raconter mon histoire personnelle, pour parler de la plus grande Histoire à travers ce prisme. Cela a été le développement de l’écriture du film au montage. Au bout de plusieurs années, vraiment ma voix off je ne la supportais pas. Je préfère chanter que parler, il y a quelque chose de naturel là-dedans. J’ai travaillé les musiques et chercher l’émotion à travers elles, pour parler de ce contexte très complexe, c’est ma façon de faire le pont entre ici et là-bas. » Elle ajoute qu’elle aime beaucoup les paroles en arabe de la chanson:

أنا اميرة الاحلام متقلبة مثل البحر
تعال لي تعال لي في موجة أحلامي
أنت عايش في أحلامي خدني لبعيد
لعالم ثاني أنا البحر وأنت النار تعال لي
تعال لي يا نار امشي معي أنت عايش
في أحلامي أنت عايش في أحلامي
Je suis la princesse des rêves, inconstante comme la mer
Viens à moi, viens à moi dans la vague de mes rêves
Tu vis dans mes rêves, emmène-moi loin
Pour un autre monde, je suis la mer et tu es le feu, viens à moi
Viens à moi, feu, marche avec moi, tu es vivant
Dans mes rêves, tu vis dans mes rêves
Sur ses difficultés d’intégrer le milieu arabe, elle confie: « Bien sûr que j’ai éprouvé des difficultés. Un jour, au bout de beaucoup d’efforts de travail et de temps consacré à l’arabe et à écrire mes textes, je chantais avec une amie Oudiste serbe dans un parc à Berlin. J’avais mes cahiers de vocabulaire et elle, apprenait le Oud, moi l’arabe. J’adore improviser, alors j’ai improvisé un air… il y avait beaucoup de réfugiés syriens à Berlin, arrivés en 2015, alors cette fois, une bande d’artistes se sont rapprochés et nous ont écouté puis ils ont applaudi en disant quelle belle voix, je les ai remercié ; et là, ils m’ont demandé quelle langue c’était. Avec mon accent, ils n’ont pas reconnu que c’était de l’arabe. Après, je suis allée donner un workshop de musique à Tunis avec les enfants de la médina. Là, vu que je chantais les paroles de mon père en arabe et j’ai vu que les enfants parlaient, dix fois mieux que moi, donc ils se sont liés d’amitié directement et m’ont appris à prononcer les mots arabes. Ces enfants étaient hyper studieux car je les fais chanter, improviser puis nous avons donné des concerts. Il y a un début à tout. C’est difficile, car je suis limitée mais je compte poursuivre l’apprentissage et me servir aussi de mon décalage, pour créer. Au fait, j’ai appris l’arabe avec un Palestinien pendant des mois. Il venait de traverser sur 5 ans les frontières. Comme il ne parlait pas l’anglais, c’est aussi avec la lenteur du vocabulaire que j’ai appris les détails de son dur parcours. » Propos recueillis par Amina Barakat (africine.org)

« Gagnant du Grand Prix du Jury au Festival du Cinéma méditerranéen de Tétouan au Maroc, ainsi que d’autres prix prestigieux comme celui du Meilleur Documentaire au Festival du Film arabe de Rotterdam et au Festival du Film d’Aarhus au Danemark, D’Abdul à Leïla est un documentaire étonnant de Leïla Albayaty. Ce film propose une expérience immersive, plongeant le spectateur dans la vie, les troubles, les joies, ainsi que la passion pour l’art et le cinéma de la réalisatrice franco-iraquienne. À travers des thématiques telles que l’exil, l’appartenance culturelle multiple et l’émancipation des femmes, Leïla Albayaty se dévoile de manière très intime. Les dialogues avec son père, ancien activiste politique ayant connu le régime de Saddam Hussein, confèrent une dimension supplémentaire indéniable au film.
Dès l’introduction du film, le spectateur découvre l’artiste qu’est Leïla Albayaty. L’association d’images et de musiques pose les limites ténues de la véracité de certains souvenirs. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Cela s’est-il vraiment passé ou est-ce le souvenir d’un récit répété tellement de fois qu’il est devenu réel ? Si tout le monde peut parfois douter de certains souvenirs avec les années, c’est d’autant plus vrai pour la réalisatrice qui a connu un accident grave altérant sa mémoire et lui faisant oublier des pans entiers de sa vie.
Sa quête d’identité qu’elle aborde dans son film révèle plusieurs facettes de sa vie tout en abordant des thématiques plus complexes et universelles. Si cette approche personnelle révèle son moi profond et sa solitude intérieure en apportant émotion et authenticité au récit, ce sont les échanges avec son père ainsi que le croisement de leurs propos qui permettent au documentaire de décoller et d’éviter l’écueil du film autocentré. Les interventions incroyables de son père, érudit et charismatique, sont vraiment uniques. Ils mettent en avant l’histoire de l’Irak ainsi que le développement de l’intégrisme religieux dans cette région du monde. C’est une véritable exploration géopolitique de cette région qui découle de ses interventions. Mais finalement, il ne s’agit pas d’un documentaire politique et religieux sur l’Irak, mais bien du ressenti d’une jeune fille née en France en quête de ses origines perdues.
Ce documentaire se regarde comme on lit un poème assis sur une chaise l’été dans un jardin où se trouvent un palmier, un olivier et un figuier. La réalisatrice le dit volontiers, elle a besoin de chanter pour s’exprimer. C’est donc en chanson qu’elle partage ses idées. D’Abdul à Leïla est un film artistique et singulier tant par son propos que dans sa réalisation. » (cinergie.be)

« … Fille d’un père irakien et d’une mère française, Leila est comme coupée en deux, travaillée par des origines derrière lesquelles elle court depuis vingt ans. Il lui manque le sésame qui ouvre les portes, qui va s’incarner peu à peu dans la langue et le chant. Tout au long de ce film chanté et dessiné, elle tente de démêler le vrai du faux. Le récit débute à Berlin, ville du nouveau départ, ville de l’être multiple. En se confrontant aux poèmes de son père, irakien en exil qui a fui les persécutions, elle s’immerge dans ses racines comme dans l’histoire de son pays, un pays qui finit par l’obséder, et dont les fantômes hantent ses rêves. C’est un parcours cabossé que celui de Leïla, dont on va remonter le fil, le présent flottant à l’identité diffractée laisse place aux errances d’un pays à l’autre, à l’accident qui la cloue un an durant sur un lit d’hôpital, au séjour en Irak, 20 ans plus tôt, qui changera sa vie. Une vie détruite autant qu’une renaissance. On comprend peu à peu que le film est comme le journal d’une guérison, la mise en mots et en images d’un stress post-traumatique qui a brouillé les frontières de la personnalité, poussant la cinéaste à se construire un personnage qui endosse sa vie et ses habits.
Dans la maison familiale du Sud de la France, c’est à un véritable voyage dans le temps que se livrent Leïla, son père, sa mère aussi, sur les traces des souvenirs enfouis, des blessures mal cicatrisées. Pour comprendre ces flux existentiels qui irriguent le film, la poésie s’impose comme l’outil le plus précieux. La poésie, et le chant. Les mots de Leïla d’abord qui la raconte, les mots de son père ensuite qui lui offrent un horizon d’attente, à la dimension programmatique. « Je suis une flamme, je suis une révolution, je suis libre« , chante-t-elle en arabe. Le film adopte une forme libérée des dogmes, sorte d’improvisation maîtrisée. La rencontre avec la langue de ses origines est pour la cinéaste une exploration du passé, et un passeport pour l’avenir. Un futur émancipé, où les peurs affrontées ne sont plus un obstacle. Le chant aussi est un guide pour le spectateur, plongé dans un tourbillon d’intimité familiale, témoin de la renaissance d’une fille et d’une femme qui panse ses plaies par l’image et le chant. » (cineuropa.org)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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