
Jeudi 06 Mars 2025 à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Lisandro Alonso, Argentine, 2015, 1h50
Un avant-poste reculé au fin fond de la Patagonie, en 1882, durant la prétendue « Conquête du désert », une campagne génocidaire contre la population indigène de la région. Les actes de sauvagerie se multiplient de tous côtés. Le Capitaine Gunnar Dinesen arrive du Danemark avec sa fille de quinze ans afin d’occuper un poste d’ingénieur dans l’armée argentine. Seule femme dans les environs, Ingeborg met les hommes en émoi. Elle tombe amoureuse d’un jeune soldat, et tous deux s’enfuient à la faveur de la nuit. À son réveil, le Capitaine Dinesen comprend la situation et décide de s’enfoncer dans le territoire ennemi pour retrouver le jeune couple. JAUJA est l’histoire de la quête désespérée d’un homme pour retrouver sa fille, une quête solitaire qui nous conduit dans un lieu hors du temps, où le passé n’est plus et l’avenir n’a aucun sens.
« Étrangement, je sens que ce travail a pris une tournure irréelle comme pour m’aider à penser le monde et le temps que nous habitons, et la façon dont nous disparaissons pour inexplicablement revenir, par des voies mystérieuses. » (Lisandro Alonso)
Le film tire son nom d’une légende. Dans la mythologie, « Jauja » était une terre d’abondance et de bonheur que de nombreuses personnes ont tenté de trouver, en vain.
C’est suite à l’assassinat d’une de ses amies que le réalisateur Lisandro Alonso décida de se lancer dans l’écriture de Jauja. Il précise : « Perturbé par cette expérience, j’ai commencé à penser à ce projet où, suivant ses conseils, j’accorde un peu plus de place aux mots et à mon propre désir. Étrangement, je sens que ce travail a pris une tournure irréelle comme pour m’aider à penser le monde et le temps que nous habitons, et la façon dont nous disparaissons pour inexplicablement revenir, par des voies mystérieuses.«
Dans Jauja, plusieurs cultures sont à l’honneur. Ainsi, les cultures argentine et danoise du 19e siècle se confrontent, comme le précise Viggo Mortensen : « On peut dire que le résultat final est tout aussi danois qu’argentin« . Le film a par ailleurs été coproduit par la France, l’Argentine, le Danemark, le Mexique, les Etats-Unis, l’Allemagne et le Brésil !
Viggo Mortensen explique comment il a été approché pour tenir le rôle principal du film : « Quand mon ami de Boedo, le poète argentin Fabián Casas, m’a dit en 2011 qu’il allait travailler aux côtés de Lisandro Alonso sur un projet de film, j’ai été très intéressé. J’avais eu l’occasion de m’entretenir brièvement avec Lisandro à Toronto quelques années plus tôt, et je connaissais bien son travail, en particulier Los Muertos, que j’avais beaucoup aimé. Lorsque nous nous sommes revus sur le tournage de Usurpateur d’Ana Piterbarg, il m’a confié qu’il souhaitait tourner un film se déroulant à la frontière argentine au 19ème siècle. Il voulait que j’interprète un Danois installé en Argentine avec sa fille de quinze ans, et qui travaille pour l’armée pendant le génocide contre la population indigène. » Viggo Mortensen a une fois de plus prouvé son aisance avec les langues dans Jauja, où il parle espagnol et danois. Il y a peu de temps, l’acteur jouait en français dans Loin des hommes. En 2007, c’est en russe qu’il parlait dans Les Promesses de l’ombre. Ce n’est pas la première fois que le comédien Viggo Mortensen prend part à un western, puisque sa filmographie comporte des titres comme Young Guns 2 ou encore Appaloosa.
Ce film a été présenté en sélection « Un Certain Regard » au Festival de Cannes 2014.
Notre Article
par Sylviane Socci
Film étrange, ce Jauja, déboussolant, même pour ceux qui ont pu voir Eureka l’an dernier dans le cadre de C.S.F. Lisandro Alonso, qui en a coécrit le scénario avec le poète Fabian Casas, aime les trames narratives qui s’entremêlent jusqu’à risquer de se rompre. On s’embarque dans un western aux codes connus : chevauchées dans un paysage grandiose, histoire de conquête et de violence, mais bientôt la nuit tombe, les étoiles scintillent dans un ciel de rêve et l’on se retrouve dans une grotte au confort étonnant. Au fil de l’eau, au fil du temps, des signes font lien entre les divers moments de cette déambulation spatio-temporelle : un chien, une petite statuette en bois, la pierre et l’eau.
1 Le western a partie liée avec le mythe : « le western écrit Bazin est le seul genre dont les origines se confondent presque avec celle du cinéma…» (in Qu’est-ce-que le cinéma ?).
Jauja commence comme un western, décalé certes, dans un format image carré (1:33), on y traverse non pas le grand Ouest Nord-américain, les paysages magnifiés de J. Ford ou d’A. Mann, mais les terres Mapuche, la Patagonie. Le capitaine Dinesen et sa fille de 15ans, Ingeborg, nouvellement arrivés découvrent l’âpreté du territoire. D’action, il y en a peu, la violence est presque toujours montrée à distance, au service d’une pensée politique. Dénonciation brève, efficace, de l’arraisonnement de la nature et de l’élimination des indigènes. Il suffit d’entendre quelques propos de Pittaluga et de découvrir par le regard de Dinesen – dans la profondeur de champ héritée d’un Orson Welles – la violence exercée par un officier qui, tel Kurtz dans Apocalypse now de F.F. Coppola, ne respecte aucune limite. La ligne d’horizon entre le bleu et le vert de la photographie renvoie tout homme à sa dimension dans cet espace où sa vie ne peut tenir qu’à un fil. Peu d’échanges de paroles, pas de musique en fond sonore, mais de longs plans séquences sublimes sur le paysage. L’image mouvement cède la place à la contemplation méditative. La recherche d’Ingeborg par son père peut rappeler la poursuite de la jeune Debbie par son oncle Ethan dans The searchers, La prisonnière du désert de J. Ford, Dinesen qui n’est certes pas animé dans sa course par la même motivation, arrive au bout du chemin, comme Ethan, mais, même si la poursuite conduit Ethan à une radicale torsion sur lui-même, prise de conscience de soi d’un refoulé, la grotte dans laquelle entre Dinesen dilue les repères spatio-temporels. Par l’avancée erratique de Dinesen, on atteint un point de non-retour, de rupture radicale dans la narration. Aux confins du réel contre lequel il se heurte, nous entrons avec Dinesen dans l’onirique, il semble enveloppé dans une boucle intérieure du temps : la grotte, comme imaginaire de l’origine du monde (intériorité, mère). La séquence surprend, déstabilise, comme si brutalement on n’était plus dans le même film. Si la rupture est radicale, le film n’en perd pas sa cohérence.
2. Jauja et le paradis rêvé.
Jauja était, dans la mythologie, une terre d’abondance et de bonheur. […] tous ceux qui ont essayé de trouver ce paradis terrestre se sont perdus en chemin. Le paysage n’est pas simplement là comme décor, il participe de l’expression des états mentaux qui habitent les protagonistes. Dans la première séquence, Dinesen et Ingeborg occupent le plan, assis côte à côte, mais ils ne regardent pas dans la même direction. Elle, face à la caméra comme si elle regardait le passé, lui de dos contemple l’horizon. Dans ce paysage étranger chacun semble seul. Le ton est donné. Le superbe travail sur la profondeur de champ met en scène aux bords opposés du cadre deux protagonistes. Par exemple, Dinesen au loin, en fond de plan, contemple la mer, puis aperçoit Pittaluga ; Suit une inversion de point de vue : Pittaluga à l’horizon, Dinesen occupe le 1er plan. Autre exemple, Corto et Inge sont rapidement aperçus ensemble dans le champ par Pittaluga ; A la nuit tombée, ils partent main dans la main. On les voit encore deux fois ensemble. Et c’est tout. Quatre plans sur tout le film. De ces choix de mise en scène se dégage une impression de solitude encore plus mise en valeur par les étendues désertiques, confins des déplacements de chacun. Contradiction entre une ouverture infinie et un enfermement subi par celui qui « s’est perdu en chemin ». Ainsi Corto et Inge amoureux, partis pour la liberté, et Dinesen, malgré son lien d’amour à sa fille. Déréliction de chacun. Dinesen confie à sa fille : « nous ne sommes pas à notre place ici ». L’obscénité de Pittaluga certes, peut accroître en lui ce sentiment. Ingeborg, elle, aime le désert. Elle se sent chez elle . « J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ça » pense-t-elle à haute voix lors de sa fugue dans des paysages rudes, vêtue et chaussée fort élégamment. (Jeu sur l’artifice, jeu sur des « indices »). Pourtant son sentiment de connivence (pour citer François Jullien) avec la nature ne semble pas la préserver.
3. Au fil de l’eau, plongée dans l’intériorité. Fantasme dans la grotte.
Dinesen, père déboussolé, (interprété magistralement par Viggo Mortensen) refuse d’abandonner sa recherche. Le spectateur se sent perdu, mais le film ne se délite pas. Il tient, il nous tient. L’étrangeté déconcerte mais ravive l’intérêt. Tout part de l’eau, tout revient à l’eau, ses reflets, sa transparence. Des indices se retrouvent à différents moments des pérégrinations de Dinesen. Corto sort de l’eau une petite figurine en bois pour l’offrir à Ingeborg. Sur les traces de sa fille, Dinesen la retrouve. Dans Mulholland drive de David Lynch, la boite bleue, tel un talisman conduit à un renversement du récit. Ici, La figurine devient représentation de sa fille : objet fétiche. Le chien, présent dans le désir d’Ingelborg (« je voudrais un chien »), apparaît plusieurs fois. Couché dans l’eau, il semble attendre Dinesen pour le guider. Avec son étrange empreinte à l’épaule, on le retrouve jusqu’au bout du film.
Après avoir gravi la montagne à la suite du chien, Dinesen s’endort au sommet, sous un ciel étoilé, dans une atmosphère d’irréalité onirique, fruit d’un travail soigné sur la photographie. A chacun de laisser libre cours à son interprétation. Déstabilisés à l’entrée de la grotte, il nous faut, tel Dinesen pour discerner au loin les scènes de violence lors de sa chevauchée, réajuster notre regard. Il s’interroge, il scrute l’intérieur de la caverne : « je ne sais pas ». A sa suite, on peut se demander : « Que savons-nous ? » « Comment comprendre ce qui nous arrive ? »
Sur le web

« Sur les traces de Conrad, un film d’aventures intérieures dans l’immensité cinégénique du désert patagonien.
Des morses s’ébrouent au loin dans l’océan, la côte ressemble à un paysage martien de rochers gris sur lesquels se détachent le vert des algues (ou de la mousse) et le bleu des uniformes de soldats aventuriers. Est-on bien sûr de voir ce qu’on voit ? C’est avec ce genre de plans-tableaux hallucinogènes et magnifiques que démarre Jauja, en inhabituel format 1,33 – celui, presque carré, du cinéma des quarante premières années.
Peu connu du grand public mais très suivi par une frange cinéphile internationale, Lisandro Alonso signe là son cinquième film en quatorze ans, après La Libertad, Los Muertos, Fantasma et Liverpool, avec lesquels il a défini un univers aussi singulier qu’aisément repérable : plans-séquences, dialogues rares, dramaturgie homéopathique, récits-trajets, comédiens amateurs (souvent, des paysans)… Un cinéma de la solitude, contemplatif mais incarné, attentif aux corps, aux gestes et aux paysages (souvent ceux qui sont désertés par l’homme et par le cinéma), en opposition radicale avec la vitesse et le pépiement permanent des écrans et réseaux sociaux contemporains.
Jauja prolonge le monde d’Alonso en lui apportant quelques variations nouvelles : c’est la première fois que le cinéaste s’aventure dans le genre film historique en costumes et qu’il caste une star internationale. Viggo Mortensen est ici le capitaine Dinesen, venu en Patagonie avec sa fille Ingeborg, 15 ans. Dinesen est ingénieur, il doit gérer la logistique des armées de conquistadors en train d’avancer dans ces contrées sauvages, à la recherche de la mythique Jauja, équivalent de l’Eldorado. Seule femme dans cet univers d’hommes, la belle Ingeborg sème un trouble diffus…
… Entre western, film d’aventure et film d’époque, Jauja étonne autant qu’il subjugue. L’histoire évoque La Prisonnière du désert. Les costumes et les échelles de plans rappellent le cinéma hollywoodien des années 30-40, dont évidemment celui de Ford. Le style minimal et les plans-séquences font penser aux Straub ou à Chantal Akerman. Le voyage en forme de perte et d’éloignement de la civilisation réveille des échos d’Apocalypse Now (Conrad/Coppola) ou de Gerry (Gus Van Sant).
Jauja scintille de ces mille lumières cinéphiles d’étoiles mortes tout en demeurant sans hésitation possible un film signé Lisandro Alonso. Et si le western fut la légende largement embellie de la génocidaire conquête de l’Ouest (malgré les westerns critiques, dont ceux de Ford), Jauja ne laisse aucune place au doute sur ce qu’il convient de penser des conquêtes coloniales du XIXe siècle : aveuglement, brutalité, massacres, indifférence aux populations indigènes constituent le programme de la soldatesque argentino-danoise.

A la poursuite de sa fille, le capitaine Dinesen échappe à ce programme, et le film prend la tangente de désertion avec lui. A un moment de son périple, Dinesen se faufile dans une anfractuosité montagneuse, comme avalé par le paysage. Surprise : il est en fait entré dans une grotte où l’accueille une dame aux cheveux gris, genre de sorcière bienveillante. A partir de là, on ne dira plus rien des péripéties de Jauja, si ce n’est que la dernière partie évoquerait plutôt 2001 : l’odyssée de l’espace ou certains récits twistés de David Lynch. On écarquille les yeux de perplexité. Nous voilà nous aussi délicieusement perdu. Que voit-on ? Qu’a-t-on vu ? Qu’avons-nous rêvé, fumé, ou déliré ? Pour le savoir, il faudra peut-être revoir Jauja, une aventure de film plutôt qu’un film d’aventure. » (lesinrocks.com)
« Dernier film du réalisateur argentin Lisandro Alonso, Jauja, qui se paie le luxe d’un Viggo Mortensen (à l’écran et à la bande son, puisque cette dernière fait un usage extensif de la musique difficile que Mortensen a composée avec le guitariste virtuose Brian Carroll, plus connu sous son nom de scène « Buckethead »), expose dans un western mystique la quête infinie d’un père, le capitaine danois Gunnar Dinesen pour sa fille Ingeborg, enlevée par des soldats déserteurs d’une guerre imprécise, dans la Patagonie de 1882. Ce film tourné en 35 mm (une préciosité en 2014) et dont les magnifiques paysages ont été photographiés par le chef opérateur d’Aki Kaurismäki, s’inscrit dans la continuité de son avant dernier long-métrage, Fantasma (2006). Alonso se joue des codes du western classique pour construire une histoire dont l’intérêt ne repose pas sur le déploiement d’une intrigue qu’il abandonne rapidement, mais dans la réflexion de l’œuvre en elle- même, réflexion qui devient proprement le contenu de son histoire.
En ouverture du film le carton suivant: « Les Anciens disaient que Jauja était, dans la mythologie, une terre d’abondance et de bonheur. Beaucoup d’expéditions ont cherché ce lieu pour en avoir la preuve. Avec le temps, la légende s’est amplifiée d’une manière disproportionnée. Sans doute les gens exagéraient-ils, comme d’habitude. La seule chose que l’on sait avec certitude, c’est que tous ceux qui ont essayé de trouver ce paradis terrestre se sont perdus en chemin…« , parle du désir maladif qu’ont pu avoir certains hommes de rechercher cette mystérieuse terre d’abondance, et annonce Jauja comme un film sur la fantasmagorie, et sur le fantasme – pour rappel, le mot fantasme vient du grec phantasma qui signifie apparition.

Ainsi deux univers se juxtaposent. Il y a d’une part le désert investi par un passé résiduel dans lequel évoluent des figures-types du western traditionnel, et le domaine dans un présent seulement relatif, c’est-à-dire, un présent qui ne se confronte ni au passé ni au futur, mais qui se confronte en tant que temps à l’espace. Autrement dit, il y a d’une part le désert purement spatial et a-temporel, et le domaine temporel mais sans espace unifié…
« … D’un point de vue technique, le désert de Patagonie exprime sa spatialité, avec ces cadrages obsédants à la Antonioni, qui insistent pour systématiquement enregistrer les entrées et sorties de champs ; autrement dit, le cadre ne suit pas les figures en lui, ceux-ci n’ont aucun impact sur sa fixité ; fixité qui est relative dans ce cas, car bien qu’il y ait de très faibles mouvements de caméra malgré tout (qui viendraient en quelque sorte infirmer l’idée qu’il n’y a que des cadres fixes dans cette partie), c’est parce que les personnages filmés n’influent pas sur lui qu’il est permis de d’attribuer au cadre une fonction de fixité. Le mouvement interne des figures ne l’affecte pas, il est son propre mouvement. Mais d’un point de vue interne au film, le désert est également pure spatialité. Comme le dit très bien le père lorsqu’il parle à sa fille dans la grotte, « nous voyageons de lieu en lieu« , et en effet, les personnages dans ce western ne se déplacent pas selon une trajectoire linéaire temporelle, mais de cadre en cadre, d’espace en espace, car sans cet espace (le cadre), ils ne seraient rien (le fait qu’ils sortent du champ ne fait que les anéantir filmiquement, le cadre vit très bien sans eux ; il est important de noter d’ailleurs le constant moment de latence entre la sortie de champ et le raccord au plan suivant). Ils se déplacent selon une ligne brisée, ou plutôt, par points successifs, dont l’enchaînement ne constitue jamais une ligne…
… Jauja ne doit donc être cherché ni dans un lieu (le désert ou le domaine), ni dans une époque (le western ou le Danemark contemporain), ni dans l’espace, ni dans le temps, mais dans la conscience qui seule est capable d’unifier les deux dans une même perception : le Mental… » (cineclubdecaen.com)
« … Jauja, nouveau film du réalisateur argentin Lisandro Alonso, se distingue d’emblée comme un long-métrage alliant dépouillement de la mise en scène et onirisme surréaliste pour une expérience de cinéma singulière. Privilégiant les plans fixes et ponctuant son film de rares et légers mouvements de caméra, le réalisateur dévoile au spectateur le cadre naturel dans lequel se déroule le drame : la Patagonie et son désert. Paysages splendides et magnifiés, couleurs éclatantes, si belles qu’elles semblent rêvées, le réalisateur emprunte la voie d’une certaine déréalisation de l’espace pour nous faire pénétrer dans un monde hors du temps. Prenant racine dans un passé de conquête argentine à la fin du XIXème siècle, l’intrigue emploie les codes du western pour montrer l’homme face à l’inconnu. Mais l’on comprend rapidement que la lutte contre les indigènes n’est pas là l’objet du film. L’élément étranger représenté par le chef indigène sanguinaire fera finalement de bien brèves apparitions, rejoignant l’abstraction d’une figure mythique et violente contre laquelle on ne peut lutter, incarnation du désert dans lequel va errer le Capitaine Dinesen. La galerie de personnages présentée par le réalisateur – dont certains provoquent par ailleurs un léger comique de caractère qui participe à l’étrangeté et au décalage du ton du film – se réduit vite pour mettre en lumière les véritables enjeux du film : Dinesen à la recherche de sa fille, l’homme en quête du bonheur perdu.

Au cœur de l’intrigue, Viggo Mortensen en Capitaine Dinesen offre un portrait tendre et sincère de père, inquiet au sujet de sa fille adolescente dont les désirs et aspirations lui deviennent étrangers. Malgré le tragique du scénario, l’interprétation de Mortensen s’accorde à merveille avec le trait épuré du film, insufflant une certaine pudeur au personnage, une retenue qui rend sa détresse d’autant plus touchante. La recherche de la jeune Ingeborg passe progressivement au second plan au fur et à mesure que s’affirme le ton surréaliste du film. Perdu dans le désert, Dinesen ne dispose plus d’aucun point de repère et tente de se raccrocher à tout indice qui pourrait le mettre sur les traces de sa fille, indices qui revêtent en fin de compte un caractère chimérique dans la mesure où dans le néant du désert, tout indice devient sursignifiant. Laissant une part importante à la symbolique des éléments composant la fiction, le long-métrage de Lisandro Alonso est un film qui déploie plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation.
Jauja est un long-métrage dont le dépouillement s’exprime également à travers la bande-son. Seules deux pistes musicales – composées et interprétées par Viggo Mortensen en personne, en collaboration avec l’artiste Buckethead – se font entendre au cours d’un film qui se distingue par le travail effectué en prise de son directe. Les bruits de la nature ont ainsi une place privilégiée, mais cette position leur fait paradoxalement perdre leur lien avec la réalité alors que l’intrigue du film tend vers l’irréel. Véritable rupture, saut dans le temps et l’espace, la dernière partie du film, loin de proposer un dénouement explicite, invite à réfléchir sur le thème de la fiction. Conte, rêve, souvenir du passé qui nous hante ou fait historique, plusieurs voies d’interprétation sont ouvertes par le réalisateur pour comprendre Jauja. L’on pourrait reprocher au film ses longueurs, pourtant nécessaire pour faire ressentir au spectateur ce vide auquel Dinesen est confronté, tout comme on pourrait lui reprocher le caractère un peu exagéré du format, choix qui finalement trouve son sens en participant à la déréalisation et à la mise à distance de l’action. Toutefois, interrogeant la fiction, la temporalité ainsi que l’homme dans sa solitude, Lisandro Alonso se démarque précisément par ses partis pris audacieux. Cheminement vers l’irréel, Jauja figure indéniablement parmi ces expériences cinématographiques que l’on apprécie avec le temps et le nombre de visionnages, de ces films qui pénètrent les esprits pour y faire lentement germer la compréhension. » (avoir-alire.com)
« … De La Libertad à Liverpool, les premières œuvres de Lisandro Alonso, menaçantes rêveries ethnographiques quasi muettes, avaient cela en commun de poursuivre pleines d’entêtement une logique édictée dès leurs premiers plans, jamais bousculée par le déploiement des films, comme envoûtés par les images qui pouvaient en naître. S’il en perpétue quelques préoccupations majeures (quête familiale en solitaire et entrechoquement d’un individu aux puissances d’un paysage sauvage comme catalyseur de fiction), Jauja, qui marque une nette bascule dans l’œuvre d’Alonso, révise en profondeur cette pente de son cinéma. Par-delà le caractère inédit de sa collaboration avec un acteur professionnel et un scénariste (lire ci-contre), le tracé rectiligne de ses films précédents se mue ici en un pur principe de dérive, au gré duquel film et personnages mutent insensiblement mais sûrement, jusqu’à ce que, lorsque Gunnar Dinesen perd tout espoir, ce soit le récit même qui s’engouffre dans des failles, déraisonne et dégorge songes et mirages.

Chaque fois qu’on l’interroge sur ses marottes de spectateur, Alonso se défend d’être trop érudit ou de commettre une œuvre perfusée de cinéphilie. Pourtant, le territoire arpenté ici et sublimé par ses cadres et les lumières du chef op Timo Salminen, fidèle directeur de la photo des films d’Aki Kaurismäki, paraît tissé du cinéma même. Jauja est cette quête d’une prisonnière du désert aux faux airs de western du Sud sauvage qui vire doucement à une avventura hallucinatoire, dans les pas hâves d’un cousin du Kinski d’Aguirre – cet autre diable blond égaré en terres chimériques de cocagne et de perdition d’Amérique latine. On avait sans doute eu tort de voir trop vite en Lisandro Alonso seulement le rejeton au maniérisme inquiet d’un cinéma d’ethnofiction alors même que Jauja est là pour démontrer superbement combien il porte en lui aussi le tempérament d’un Raúl Ruiz ou d’un David Lynch des grands espaces. » (liberation.fr)
» Dans Jauja, présenté l’année dernière à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard, il y campe un capitaine danois se lançant à la recherche de sa jeune fille qui a fugué avec un jeune soldat au beau milieu de la Patagonie. Jonglant allègrement entre le danois et l’espagnol lors des rares séquences dialoguées de ce film singulier, l’homme s’engouffre dans une quête désespérée, parcourant un désert luxuriant ou aride qui menace de l’avaler.
Le réalisateur filme cette déambulation en procédant à des choix radicaux de mise en scène qui nous saisissent dès le premier plan. La palette colorimétrique nous renvoie immédiatement aux délires d’un Alejandro Jodorowsky et aux tubes de gouaches rouge vif utilisés dans les années 60 pour les giallo, westerns spaghetti et autres films de genre, lorsque l’on voulait montrer du sang. Le bleu, le rouge et le vert semblent fluorescents et se démarquent royalement au milieu de paysages à l’immensité réduite par un nouveau choix déstabilisant, l’utilisation d’un format carré en 1.33.

Esthétiquement, la beauté naturelle des décors, dont le rôle va être primordial, laisse plus souvent place à la frustration, s’avérant un frein considérable quant à l’immersion. D’autant plus regrettable pour un film qui invite la caméra, les personnages et le spectateur à se perdre dans une expérience temporelle rare, mais à la lenteur rebutante.
Prenant place aux alentours de la fameuse « Conquête du Désert », le récit fait office de prétexte pour permettre au cinéaste de mettre en doute nos certitudes temporelles avant de progressivement les faire éclater jusqu’à un final d’un culot extraordinaire. Chaque fin de plan, avant une coupe ou un raccord est très souvent étirée de plusieurs dizaines de secondes. Si un personnage passe devant nous au premier plan, la caméra le laisse se promener dans toute la profondeur de champ, jusqu’à ce qu’il ne soit plus visible.
Dans ce film, on a d’abord du mal à accepter ce rapport au temps au cinéma, habitués que nous sommes à des tempos soutenus et des récits ellipsés censés nous tenir en haleine. Puis, au fur et à mesure, une sorte de fascination opère. Le paysage change, le soleil n’est plus. Les nuits ne sont plus montrées. Depuis combien de temps notre capitaine courage erre-t-il dans cette nature hostile ? Bientôt, il rencontre des personnages qui font flirter le film avec le surréalisme, avant de s’engouffrer pleinement du côté de la métaphysique.
On se souvient alors des premiers cartons du générique, qui nous définissaient ce qu’était Jauja : une terre mythique de bonheur que de nombreuses personnes ont cherché sans jamais y parvenir. En recherchant une fille qu’il a toujours couverte d’amour mais qui lui échappe désormais, notre protagoniste parviendra-t-il malgré lui à approcher ce lieu légendaire ? Ce rapport aux personnages et aux décors, lié à une temporalité incertaine, n’est pas sans nous rappeler le cinéma de Michelangelo Antonioni, tout comme les expérimentations d’un Gus Van Sant (on pense à sa trilogie sur le temps et tout particulièrement à Gerry, qui prenait déjà place dans un désert).
Pour tous ceux qui accepteront de se laisser aller à ce voyage défiant toute rationalité, le résultat peut s’avérer surprenant. Les autres eux, auront déjà quitté la salle voilà une heure. » (leblogducinema.com)

« …Le film est minéral, organique, il y a quelque chose des films du mexicain Carlos Reygadas dans ce Jauja, en particulier du très éprouvant Post Tenebras Lux, la même veine pseudo-mystique, la même place allouée à la nature, les mêmes apparitions plus ou moins cauchemardesques. Nous suivons le personnage de Viggo Mortensen dans ses pérégrinations à travers un désert qui change radicalement de nature au fur et à mesure de son avancée, avec un paysage de bord de mer plutôt accueillant au début, puis une pampa luxuriante, pour finir en cratères lugubres, dont le caractère lunaire fait penser que le personnage s’enfonce de plus en plus vers un ailleurs hors de notre portée. Cette impression est définitivement validée par l’apparition de guerriers qu’on dirait incas, ou encore d’une sorte de pythie, une femme du passé, du futur, on ne sait pas, on ne sait plus. Après ces rencontres, le personnage devient quasiment christique, écrasé de souffrance. Et les vingt dernières minutes du film achèvent de montrer à quel point le film lui-même devient autre.
Jauja est un film difficile, qui demande plus que l’attention du spectateur. Il demande son abandon, sa capacité à « dé-rationnaliser », à entrer en empathie non pas avec les personnages, mais avec le réalisateur lui-même, dans sa manière vaguement autistique de vouloir nous dire sa vérité. Mais c’est également un film d’une beauté époustouflante, où chaque scène est construite pour faire d’inoubliables tableaux vivants, avec l’aide de Timo Salminen, le chef opérateur d’Aki Kaurismäki… » (lemagducine.fr)
» Venu après une poignée de films dont la beauté tenait beaucoup à leur apparente nudité formelle, Jauja impressionne à l’inverse, d’emblée, par son bouquet d’artifices. Sans abandonner la veine immersive de ses précédents films, Alonso glisse ici un jeu fictionnel aussi simple que labyrinthique, perdant son protagoniste entre le tissu du rêve et la mousse du réel. C’est que, comme tout grand cinéaste, il ne fait pas de manières, puisque il n’en a qu’une. Celle qui consiste à écouter un territoire et à en arpenter les signes physiques comme on apprendrait une langue étrangère, en suivant les pas d’un guide. Alonso filme ainsi moins un espace qu’un rapport, observant la relation entre un paysage et un corps, attentif à capter les gestes d’une figure toujours identique – un homme solitaire – , coulés dans la nature argentine. Sauf qu’ici, le corps est étranger. Et, étranger, il l’est deux fois, aussi bien comme acteur que comme personnage, posant d’emblée ce qu’est Jauja : l’expérience d’une perte qui serait la dépossession d’un regard par l’emprise d’un autre.
En donnant le rôle principal à Viggo Mortensen, Alonso joue moins la carte de la professionnalisation que de l’insolite. L’apparition de Mortensen est d’autant plus intrusive dans ce cinema qu’il est une star internationale, et cette petite étrangeté vient redoubler celle de la fiction : l’acteur tient le rôle d’un ingénieur danois venu explorer le sud Argentin à la fin du XIXème siècle. Protégé des menées indigènes par une petite escouade militaire argentine, le falot capitaine Denisen est accompagné de sa fille Ingebord, dont la seule présence détraque la cartographie de cette mission civilisatrice. Car ce corps féminin poussé parmi les fumets fauves d’une compagnie de militaires y promène innocemment le poison entêtant du désir. Celui des hommes, mais aussi sa propre aspiration de chrysalide : Ingebord ne tarde pas à s’enfuir en compagnie d’un jeune soldat, vers ce désert redouté par son père mais qui, dit-elle, l’ « emplit ». Sauf que le désert est quadrillé par des tribus indiennes, menées par un officier déserteur dont les premiers rapports soulignent aussi bien la cruauté que l’excentricité avec laquelle il s’habille en femme. Vertige des puissances sexuelles qui fait du désert une toile fantasmatique, sur laquelle chacun dessine ses désirs et ses angoisses. Le père se fait alors soldat, prend les armes et se lance seul à la recherche de sa fille. Il s’y perdra.
Nanties d’un tel cadre romanesque, les prémisses du film semblent d’abord le rattacher à la tradition du roman colonial. On pense au Kurtz de Conrad aussi bien qu’à l’Aguirre d’Herzog. Mais les visées d’Alonso soufflent ailleurs, délaissant d’emblée le décorum de l’aventure pour se concentrer sur une errance mentale. Car, comme tout souffle, celui de Jauja vient moins du vent que de l’esprit. Et c’est d’abord par la sereine affirmation de son formalisme que le film déploie sa pneumatique des âmes. Dès ses premières images, Jauja frappe ainsi par son cadre, un étrange format 4/3 aux bords arrondis, où viennent se compresser les immenses panoramas de la Patagonie. Les plus violents paysages y sont repeints à travers un délicat écrin optique, comme si les vacarmes de la nature venaient se déposer sur les pupilles cristallines d’une jeune fille.

Car c’est en frottant le silex du plus pur artifice contre la pierre du réel qu’Alonso allume sa fiction. Artifice de dialogues volontiers littéraires, et surtout de la lumière – sublime – de Timo Salminen, habituel collaborateur de Kaurismäki. Sous sa main, les décors réels sont travaillés comme des toiles peintes, marquées de l’éclat pourpre des costumes militaires, de la corolle bleue d’une robe poussée au milieu des herbes sèches ou de la mer nonchalante des étoiles. Le film serre dans son cadre la violente beauté étouffée des miniatures, avertissant d’emblée que cette exploration-là ne sera que spirituelle. Jauja suit l’errance d’un père qui découvre les transformations de sa fille en femme et s’inquiète de retrouver à travers elle « la plante carnivore » qu’était sa propre épouse. La marche éreintante du capitaine Denisen aux confins de paysages rocailleux (jusqu’à pénétrer une grotte en forme d’utérus), trouve donc naturellement son corollaire dans le regard littéralement dissous du personnage. Car le parcours du père est celui d’une extinction, de ses pouvoirs comme de sa vision. Dans ses moments les plus nus, la beauté de Jauja ne tient ainsi plus qu’à l’observation délicate des yeux verts-de-gris de Mortensen, fondus dans le décor minéral d’une Patagonie brumeuse.
Et c’est ici que le film reprend ce qui se tramait déjà dans les films précédents d’Alonso : l’extinction d’un regard au profit de l’émergence d’un autre, comme un échange de rêves où le dormeur tiendrait paradoxalement les fils de celui qui est éveillé. Par un subtil circuit d’apparitions et de disparitions d’objet et d’animal, Jauja finit donc de composer un intriguant et magnifique noeud de Moebius entre l’Argentine du XIXème siècle et le Danemark contemporain. Radicalisant le changement de point de vue qui clôturait déjà Liverpool, son précédent long-métrage, Alonso y dessine la plus belle des ironies : nous avoir fait croire que nous suivions les obsessions puritaines d’un père pour finalement nous jeter dans les songes vaporeux d’une jeune fille. Et nous faire ainsi comprendre ce que nous n’osions nous avouer dès le début : que notre pire crainte était notre désir même. » (chronicart.com)
Par son cadre grandiose, son univers viril et son sujet, Jauja n’est pas sans entretenir une certaine familiarité avec le western. Grand admirateur de John Ford, le réalisateur argentin affirme n’avoir pas vu La prisonnière du désert (1956) dont la trame évoque celle de Jauja. Toutefois, c’est sous une forme inédite, celle du western poétique et philosophique, que le film décline le genre… Jauja ne ressemble à rien de connu tant il innove par sa forme et surprend par sa liberté radicale. Le film tire son origine d’un épisode personnel de la vie de Lisandro Alonso. L’assassinat tragique d’une amie aux Philippines a poussé le réalisateur à faire un film qui répondrait à la question suivante : « Que se passe-t-il quand on est dans un endroit équivoque par rapport à notre trajectoire ? ».
Dans Jauja, le réalisateur entrelace les motifs de la quête et de la perte à travers le parcours du héros. A la recherche de sa fille, le personnage incarné par Viggo Mortensen perd ses repères et ses certitudes, au gré d’un parcours qui l’entraîne vers un but de plus en plus incertain. La quête de l’autre tourne à la quête de soi au fur et à mesure que « le désert s’insinue en [lui] ». En même temps que le héros collecte des indices qui semblent attester du passage de sa fille dans les lieux qu’il traverse, il s’allège progressivement de ses effets personnels, se faisant voler tout à tour son cheval, son arme, son chapeau. Ce dépouillement graduel suggère la vulnérabilité grandissante du personnage mais fonctionne aussi métaphoriquement comme une mise à nu du personnage et de ses fragilités : l’identité de Dinesen se fissure, entamée par le milieu naturel. C’est que le véritable héros de Jauja n’est pas tant le capitaine danois que le désert, étendue inquiétante et changeante, incarnation d’un ennemi sans visage et silencieux, qui engloutit hommes et bêtes sans distinction. Le film semble alors avancer par glissements successifs, amenant de manière concomitante le personnage et le spectateur à explorer un territoire inconnu, à la fois géographique et mental. Ces dérapages continuels, manifestes dans le va-et-vient entre l’espagnol et le danois, dans l’anamorphose des paysages qui se transforment insensiblement, sont emblématiques d’un cinéma du lâcher prise. Le dernier quart du film creuse encore la notion d’égarement et achève de désorienter le spectateur en trouant le récit d’une faille temporelle. C’est au sein d’une grotte, point aveugle où le héros perd pied, qu’a lieu le basculement. Ce glissement d’un paysage tangible vers l’infini du songe souligne l’infinie liberté de Jauja, qui s’autorise la rupture.

Jauja surprend aussi par son rythme, porté par une lenteur hypnotique, et à propos duquel Viggo Mortensen évoque Tarkovski. Ici, le plan commence avant l’action et se termine bien après. Loin de suivre le personnage, la caméra filme de longs plans fixes sur des paysages qu’il traverse et qui le traversent, avant qu’il ne sorte du cadre, comme une silhouette qui s’évanouit. De même, le format presque carré (4/3) avec ses coins arrondis tels de vieilles photographies ne relève pas de la coquetterie dans Jauja mais tranche au contraire avec le western traditionnel. Le format large y évoquait l’avancée et la conquête de l’espace sauvage et indompté. Là, le rapport de l’homme à l’espace est modifié, comme pour montrer l’impuissance des humains à maitriser ce territoire impénétrable. A la profondeur de champ traditionnelle se substitue ici une alternance entre plans larges et gros plans. Ceux-ci révèlent l’âme vivante du désert à travers le mouvement des herbes agitées par le vent, le bourdonnement des insectes, le fond d’un ruisseau.
C’est ainsi que le film de Lisandro Alonso nous invite à une expérience sensorielle et poétique sans pareille. Le spectateur est immergé dans un univers dominé par les éléments puissants et indéchiffrables. Au rythme des saisons, il traverse des décors multiples : du bord de mer à la pampa, en passant par un monde de plus en plus minéral et un paysage de cendre et de pierre. La poésie du film naît d’un jeu de contrastes et d’oppositions : à l’univers en bleu et rouge des premières séquences, au film d’hommes, s’oppose la fin du film – sorte de réveil forestier inquiet et féérique, baigné d’un onirisme féminisé. A la sexualité virile de la première moitié du film répond une fin qui brille d’une autre sensualité, et qui incite à relire Jauja sous un angle différent. Entre ces deux mondes, Lisandro Alonso crée des passerelles souvent représentées par des indices fantasmatiques récurrents qui jalonnent l’enquête de Dinesen et fonctionnent comme des rimes. Tel est le rôle qu’on pourrait assigner au chien Jersey ou aux objets à valeur symbolique, à l’instar du réveil d’Ingeborg ou du petit soldat qu’elle égare, miroir dérisoire du héros égaré dans l’immensité désertique.
En dépeignant la déroute d’un homme et son voyage initiatique semé d’embûches, Jauja sonne comme une variation cinématographique autour des premiers vers de la Divine Comédie. Seul le décor change puisqu’à la forêt « féroce et âpre et forte » de Dante se substitue le désert menaçant. Lisandro Alonso élève le western à la méditation d’ordre cosmique et fait la part belle au mystère. A l’image de la pythie recluse dans sa grotte qui n’est pas celle que l’on croit, Jauja ne livre pas tous ses secrets, parle par énigmes, affirmant ainsi son éblouissante singularité. » (culturopoing.com)
» Jauja, malgré les apparences, n’est pas forcément un film plus linéaire que les précédents. Certes, à la différence de La Libertad (2001) ou de Liverpool, les prémisses dramatiques sont présentes dès le départ et elles semblent donner la clé d’un développement calculé : il s’agira pour le père de ne pas perdre ce qu’il possède (sa fille) et de parvenir à conquérir en plus un territoire ou un secret que cacherait le désert dans son cœur. En ce sens, il y a peu à voir avec la parfaite circularité de La Libertad, film sur le travail solitaire d’un jeune bûcheron de la pampa, qui s’achevait à l’endroit même où il commençait. À sa manière, ce schéma d’une monotonie exposée, d’une répétition dans l’ouverture d’un paysage sans fin, trouvait un écho et une confirmation dans la perspective mécanique et fantomatique du seul film qu’il a presque intégralement tourné en intérieurs, Fantasma. Dans ce film, les personnages des deux premiers longs-métrages d’Alonso se retrouvaient dans une salle de cinéma à l’occasion de la première, à Buenos Aires, de Los Muertos. Mais loin de réduire leur présence à la simple célébration de cet événement, Alonso transformait le lieu pour y retrouver la répétition cyclique du temps et la solitude de ces personnages dans la nature (ici présente sous forme de bruits d’ascenseurs, de modems, de sonneries, et du propre bruit parasite du film projeté).
Mais si on considère Los Muertos ou Liverpool, Jauja partage avec eux au moins une certaine ressemblance du parcours : les trois films montrent un père qui fait un long déplacement pour retrouver sa fille. En fait, Los Muertos et Liverpool supposent que le père a été longuement absent. Jauja confirme que dans tout écart spatial ou temporel, la distance creusée est infranchissable (peu importe qu’il s’agisse d’un jour, de 15 ans, d’un siècle, de la longueur d’un fleuve ou de celle de deux continents). À leur manière, ces trois pères parviennent à retrouver leurs filles respectives, et pourtant rien ne permet de croire qu’ils le font vraiment. Vargas, dans Los Muertos, arrive à son ranch et fait la connaissance de ses petits-fils (le film s’achève de façon menaçante sur cette « réunion » familiale), mais sa fille est absente. Farrel, dans Liverpool, n’est pas reconnu par sa fille handicapée et repart aussitôt. Dans Jauja tout cela devient beaucoup plus compliqué, comme si à la netteté des images correspondait une opacité encore plus importante du récit.

Des techniques digressives permettent à Alonso de différer sans fin la rencontre. Ces techniques s’inscrivent dans le fond sonore de Fantasma, ou dans le voyage sur steadicam, presque onirique, à travers une forêt dont s’absente pour un instant le personnage endormi de La Libertad. On se souvient aussi de ce qui arrive lors de la rencontre des machettes de Vargas et de son petit-fils, dans Los Muertos, et qui porte la menace que l’ancien meurtrier porte avec lui à son retour au pays. Et finalement, on se rappelle l’interruption qui coupe en deux Liverpool, lorsque le film décide de ne plus suivre Farrel et de demeurer dans le village auquel il a rendu une très courte visite.
Dans Jauja, on pourra saluer l’importance accrue de la digression, à la fois comme ce qui le rapproche des films précédents et ce qui l’en éloigne, faisant du film lui-même une sorte de digression dans l’œuvre d’Alonso. Ces excursions à la conquête de plusieurs horizons, le film les propose en opposant, à la netteté des images ou la simplicité du récit, l’égarement continuel qui semble caractériser tous ses personnages. En vertu de ce contraste permanent, toute rencontre, dans Jauja, s’avère aussi fausse que les certitudes qui la motivaient au départ. Dans ce sens, la digression finale – un changement de perspective qui nous transporte à un tout autre lieu et à un tout autre temps que celui du XIXe siècle argentin – ne devra pas être comprise comme une mise en abîme qui encadrerait l’aventure initiale. Les tous derniers plans (fondu enchaîné des eaux d’un étang danois avec celles de la côte de la Patagonie) confirment le brouillage des niveaux. Le rêve, s’il y en a un, ne sera pas attaché à quelque personnage en particulier. Le spectateur pourra en choisir un ou plusieurs : Ingeborg, son père, le chien, ou même un petit soldat de bois. » (nonfiction.fr)
« …Des vagues de la mer déferlant au pied d’une falaise en passant par des plaines au vert éclatant, des collines parsemées de petites rivières, des contreforts montagneux avec lac en contrebas, des rochers chaotiques et un espace minéralisé et pétrifié, la traque solitaire du capitaine, d’abord à cheval, puis à pied, dans un épuisement de plus en plus prononcé, avance à l’évidence vers les Enfers, une étape sanguinaire et une rencontre intemporelle (sur les traces d’un chien faisant office de Cerbère et d’une femme surgie du néant) scandant une épopée où la roue du temps tourne au ralenti avant de s’obscurcir, faisant de Jauja une expérience très particulière et un western occulte où les hommes ne sont que des pions pour de plus vastes et insondables desseins. Une immersion dans le grand mythe universel dont Lisandro Alonso restitue la perfection écrasante. » (cineuropa.org)
« La Conquête du Désert (1878-1885) fut une campagne militaire menée contre les peuples amérindiens, par laquelle le gouvernement argentin prit le contrôle des territoires de la Pampa et de la Patagonie. Dès 1800, des pays comme la France, l’Angleterre et le Danemark avaient organisé des excursions visant à explorer la région, prendre connaissance de son potentiel économique et établir des relations entre les différentes autorités.
C’est dans ce contexte historique que se situe Jauja (titre qu’on pourrait traduire approximativement par « Pays de Cogagne »), premier film de Lisandro Alonso à ne pas se dérouler à l’époque contemporaine. Premier film aussi à être interprété par des acteurs professionnels (Viggo Mortensen en tête, également coproducteur du film) et à contenir autant de dialogues, brisant – toutes proportions gardées – le mutisme des œuvres précédentes du cinéaste argentin. On y parle en effet de choses étranges qu’on ne verra jamais à l’écran ou qu’on se contentera d’apercevoir de loin – la légende d’un officier déserteur devenu fou et cavalant déguisé en femme – mais on y voit aussi des choses indicibles qui défient tranquillement la raison. Si Jauja marque un nouveau départ dans la carrière de Lisandro Alonso, il ne s’agit en rien d’un renoncement ou d’un assagissement, vers un cinéma plus traditionnel. Alonso envisage toujours le cinéma comme un voyage sensoriel et mental dans une nature sauvage et inhospitalière. Si Jauja est le film le plus narratif de Lisandro Alonso, c’est aussi celui dont la dimension fantastique et même métaphysique apparaît le plus clairement…
… S’il fallait trouver un lien secret qui permette de relier entre eux les films énigmatiques de Lisandro Alonso, ce serait peut-être celui de l’amour fou d’un père pour sa fille, déjà présent dans Los muertos et Liverpool, dans lesquels la confusion entre les identités de fille, sœur et femme était entretenue, laissant apparaître le tabou de l’inceste, mélangé à une atmosphère de folie et de meurtre.

Jauja explicite cet attachement obsessionnel et trouble d’un père pour sa fille et l’utilise comme point de départ d’un trip hallucinatoire qui n’a rien à envier au 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick dans le style « éternel retour aux frontières de l’infini » avec métamorphoses, sauts dans le futur et épilogue mystérieux. Si Lisandro Alonso nous emmène aussi loin avec Jauja c’est avant tout grâce à la splendeur absolue de sa mise en scène et de ses images, signées par le directeur de la photographie attitré d’Aki Kaurismäki, Timo Salminen. Tourné en 35mm (comme tous les films de Lisandro Alonso, religieusement dévoué à la pellicule argentique) et en 1.33, Jauja déploie une beauté de chaque plan, composé et cadré comme un western RKO de John Ford avec un Viggo Mortensen probable en John Wayne parlant danois et castillan, magnifique et parfaitement intégré dans l’univers cinématographique de plus en plus fou et de plus en plus génial – osons le mot – de Lisandro Alonso. » (arte.tv)
« .. Jauja nous capte immédiatement par l’emploi audacieux du rapport d’image 1,33. Un format obsolète à l’heure du support numérique et des téléviseurs 16/9. Cette approche originale s’avère rapidement déterminante pour cette oeuvre, lui conférant un style et une véritable exigence formelle. Le réalisateur enferme ses personnages à l’intérieur de ce cadre souvent fixe et dont les différents plans prennent l’allure d’une succession de tableaux. Les paysages désertiques de Patagonie sont superbement filmés et composés. On y perçoit d’ailleurs les œuvres picturales de Goya ou d’Edward Hopper dans ces images splendides où la nature joue un rôle essentiel, s’identifiant à un western contemplatif et méditatif. Le rythme a aussi son importance puisque sa lenteur renvoie au cinéma de Ingmar Bergman, Carl Theodor Dreyer ou encore Andreï Tarkovski. Rien que cela.
En tête de casting en majeure partie argentin, Viggo Mortensen se révèle une nouvelle fois magistral, après l’excellent Loin des hommes l’an dernier. L’acteur américain de 56 ans, d’origine danoise, fait des choix de plus en plus difficiles mais toujours audacieux, à mesure que la maturité se dessine sur les traits de son visage. Il semble loin le temps où il incarnait un peintre ambigu dans le remake du thriller hitchcockien Meurtre Parfait de Andrew Davis (1998) ou un prisonnier de la série B horrifique Prison de Renny Harlin (1988). Deux oeuvres intéressantes quasiment oubliées aujourd’hui, avant qu’il ne rencontre la célébrité avec le rôle d’Aragorn dans Le Seigneur des Anneaux de Peter jackson. Aujourd’hui et depuis son expérience avec David Cronenberg (A History of Violence, Les Promesses de l’Ombre et A Dangerous Method), ce comédien puissant et solide semble en quête de personnages plus humains et modestes. Il se révèle dans Jauja à la fois sobre et juste dans le rôle de ce capitaine, ce père vouant un amour infini et protecteur pour sa fille (Viilbjørk Malling Agger), en fuite avec un jeune soldat (Esteban Bigliardi) dont elle s’est éprise. Il part à sa recherche à travers une lande désolée emportée par un conflit génocidaire absurde.
Au fur et à mesure, cette quête pour la retrouver devient celle du parcours mental d’un homme esseulé, au bord de la folie, désemparé face aux souvenirs de sa progéniture. Il semble alors prisonnier du temps dans un pays imaginaire qui lui renvoie des éléments ou objets liés à sa fille. Il fait aussi de curieuses rencontres comme cette vieille femme ermite et mystérieuse, incarnée par Ghita Norby (La nouvelle vie de Monsieur Horten). Les dialogues, plutôt abondants dans la première partie, se font dès lors plus rares, et le tout gagne en poésie et surréalisme. Le dernier acte s’avère ainsi plus onirique et abstrait, transcendé par une image contemplative et épurée jusqu’à un final profondément énigmatique. À l’arrivée, Jauja de Lisandro Alonso demande une véritable exigence pour se laisser emporter par son intrigue à la fois minimaliste et complexe, construite en collaboration avec le poète argentin Fabian Casas. Il faut mettre de côté tout esprit cartésien et se glisser lentement, comme dans un rêve étrange et pénétrant, à l’intérieur de cette œuvre singulière fortement émouvante et tout simplement belle. » (cinechronicle.com)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Sylviane Socci.
Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.
N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats : La parole est à vous !
Entrée : Tarif adhérent: 6,5 €. Tarif non-adhérent 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici
