La Clepsydre (22ième Festival)



Lundi 03 Mars 2025 à 20h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Wojciech Has, Pologne, 1973, 2h04, vostf


Jozef vient voir son père en traitement dans un sanatorium, mais l’établissement médical qu’il découvre est un vaste palais lugubre, rongé par la vermine et tapissé de toiles d’araignées où le temps et l’espace sont comme pris dans un vertigineux tourbillon. Le Dr. Gotard lui explique que le temps y a été comme retardé. Ne comprenant rien à ce discours, Jozef s’aventure dans la vaste demeure…

« Wojciech Has naît le 1er avril 1925, et grandit à Cracovie, et cette ville marquera profondément toute sa création. Ses études sont interrompues au début de la guerre, les Allemands ayant fermé lycées et universités. Le jeune « Wojtek » a quatorze ans. Il doit travailler et devient mineur de fond. Il arrive cependant à se faire admettre dans une école technique où les professeurs dispensent un enseignement artistique clandestin.

Dès la fin de la guerre, l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie rouvre ses portes, et Has, qui veut devenir peintre, s’y inscrit. Il s’inscrit en même temps à l’Atelier Cinématographique des Jeunes, la première école de cinéma polonaise, qui vient d’être créé à Cracovie. Il obtient son diplôme de cinéma en 1946 et, deux années plus tard, celui de l’Académie des Beaux-Arts. Alors que ses professeurs lui proposent de poursuivre ses études de peinture à Paris, il décide de rester en Pologne. Entre peinture et cinéma, son choix est fait, il sera cinéaste.

Il lui faudra beaucoup de patience et d’obstination pour y parvenir. Ni son premier film d’auteur, le moyen-métrage Harmonia, réalisé en 1948, ni le documentaire La Rue Brzozowa, qu’il réalise avec Rózewicz un an plus tard, ne sont distribués. Has travaille alors au Studio du Film Documentaire de Varsovie. Mais pas pour longtemps : la réalisation de Ma ville (1950), court-métrage personnel et intimiste sur Cracovie, lui vaut d’être relégué au Studio du Film Éducatif de Lodz. Ce n’est qu’après la libéralisation du milieu des années cinquante et la réorganisation de la cinématographie polonaise qu’il peut enfin rejoindre le cinéma de fiction.

La réalisation en 1957 du Noeud coulant marque le début d’une période de travail intense : jusqu’en 1962, Has peut réaliser un film par an. L’accueil réservé à son premier long-métrage lors de sa sortie donne une idée assez juste de la place qui sera la sienne tout au long de sa carrière. Ce film provocateur, qui n’obtient pas le visa pour l’étranger, sa noirceur risquant de ternir l’image d’un pays socialiste, est très durement attaqué par une grande partie de la critique polonaise. Mais, dans le même temps, tous s’accordent à reconnaître que Has est un cinéaste avec qui il faut dorénavant compter.

Après le succès international de l’Art d’être aimée (1962), Has entreprend, sur la suggestion de Tadeusz Kwiatkowski, l’adaptation du roman de Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse. Le film, terminé en décembre 1964, ne sort que plusieurs semaines après les fêtes de fin d’année. Et le rythme de tournage du cinéaste ralentit, jusqu’à l’arrêt total qui suit La Clepsydre (1973), alors même que ce film obtient le prix du jury au festival de Cannes.

Has gagne dorénavant sa vie en enseignant à l’Ecole de cinéma de Lodz. En 1981, pendant le bref « printemps de Solidarnosc« , a lieu la première élection par les représentants de la profession des directeurs des « Zespoly » (Ensembles de production), jusque-là nommés par le pouvoir. Has, qui devient pour la première fois directeur artistique d’un « Zespol« , peut recommencer à tourner.

Mais les conditions économiques rendent plus difficile la production de films exigeants, et la situation empire à partir de 1990. Pendant des années, Has attend de pouvoir tourner L’Âne qui joue de la lyre. Cédant à la demande unanime des enseignants, il assume la charge de recteur de l’école de cinéma de Lodz de 1990 à 1996. En 1997, Martin Scorsese et Francis Ford Coppola resortent dans sa version longue de trois heures Manuscrit trouvé à Saragosse.

Il meurt le 3 octobre 2000, sans avoir pu réaliser son quinzième long-métrage. » (anne-guerin-castell.fr)

Notre Article

par David-Alessandro Nigris

Adaptation prodigieuse, par Wojciech Has, du Sanatorium au croque-mort de Bruno Schulz (1937), La Clepsydre relate avec brio l’errance d’un homme, Józef, venu rendre visite à son père dans l’asile déliquescent qui le maintient en vie, prisonnier de limbes oniriques et vénéneuses où le Temps, indéfiniment réitéré, semble n’avoir de prise que sur le non-humain.

« Dormir, il n’y a rien d’autre à faire ici. » L’avertissement est immédiatement posé qu’en cet endroit oublié règnent le sommeil et l’inertie du tombeau. Le spectateur découvrira cependant, au fil de l’enchaînement des scènes, que cette fausse dormition couve en réalité un délire souffrant, propageant l’écho des cris de l’arrachement d’un peuple, mais aussi de festivités puisant à la source du judaïsme hassidique leur symbolisme hérité de la Kabbale…

Fuyant l’actualité sinistre de son époque, le personnage principal incarne à lui seul la mélancolie de l’esprit romantique, irrésistiblement aspiré dans les abîmes du rêve et de la contemplation narcotique, attaché malgré lui au culte fasciné des survivances du Passé, preuves à ses yeux que l’Univers fut, au moins un temps — loin du sien —, digne d’amour. Parallèlement, l’aspect délabré des lieux semble accuser la nostalgie fasciste des Empires abolis, parachevée dans la Ruinenwerttheorie d’Albert Speer, architecte attitré du Führer ; ce penchant morbide et curieux des idéologies de l’Homme Nouveau pour les vestiges de l’Ancien Monde, qui trahissent pourtant la prégnance des chutes et décadences tant redoutées.

Plus que toute autre en effet, la sensibilité moderne, saisie par cette hantise de la dégénérescence (psychique, raciale, civilisationnelle) qui fut la plaie meurtrière des deux derniers siècles, a dans un paradoxe étrange cultivé l’obsession des ruines, et c’est en leur sein que Józef part à la rencontre de sa propre identité — à travers la figure omniprésente de son père, comme à travers celle de son double, apparu de l’autre côté d’une fenêtre embuée.

Avec ses faces blafardes et ses corps aux allures d’automates — qui rappellent volontiers ceux du Cabinet des figures de cire de Birinski et Leni, ou les mannequins subrepticement réanimés d’un musée Grévin à l’abandon —, La Clepsydre nous dépeint la fresque baroque des confins d’une Mort inaccessible, inatteignable du fait même de sa victoire préalable sur des espaces et des êtres qu’elle étreint déjà, sans les avoir tout-à-fait emportés ; d’une échéance fatale sans cesse ajournée, dans un effleurement continu, presque sensuel — mais d’une sensualité léthargique, glaciale, baudelairienne. L’image, également, d’une humanité abreuvée des illusions funestes de l’eugénisme, mourant de ne pas mourir, ou plutôt mourant d’une autre extinction qui serait celle de la finitude elle-même, cherchant la perpétuation sans issue de la vie au prix terrible de ce qui en forge pourtant la valeur : le frisson né de la conscience de l’éphémère. Le portrait funéraire, enfin, d’une Pologne inlassablement démembrée, à la merci d’une Europe opulente, imbue de sa science et de ses conquêtes — que les séquences exotisantes ou militaires du film allégorisent.

De cette succession de scènes fantasmagoriques et de présences flottantes, spectrales, errant sans but dans les méandres d’un décor de rêve somptueux et lugubre, naît le trouble du spectateur : d’un côté, la Mort à l’oeuvre, rongeant pierre à pierre, plan par plan, l’architecture du site ; de l’autre, une foule bigarrée, nimbée de torpeur élégiaque et parfois malgré tout presque comique, tant elle s’avère grotesque : l’équipage d’une autre Nef des fous dont la carcasse, éventrée sur les récifs de l’Histoire, fendant à l’arrêt les brumes de la Mitteleuropa, arbore les stigmates encore purulents de l’Holocauste.

À l’instar du Locus Solus de Raymond Roussel, le sanatorium de La Clepsydre est le domaine solitaire d’une autorité tout aussi esseulée, dont le nom suffit en l’occurrence à suggérer le statut divin : le Docteur GOTard, abîmé dans les rouages d’un laboratoire-prison, coupé d’un monde et d’une existence dont il s’épuise en vain à repousser les limites, entouré de pantins dont le fard théâtral n’est que le masque trompeur d’une déréliction irréparable : celle d’ombres inaptes à se mouvoir en un lieu autre que celui de leur errance éternelle.

Aux abords de ce marais obscur, où chacun peut à loisir noyer son angoisse du trépas dans le mirage fuyant d’une permanence factice, les âges et les univers se confondent et s’interpénètrent, dans une quasi-nuit perpétuelle où la perte, se devinant à peine sous le voile trompeur de son esquive, n’est jamais manifeste. Ensemble, ils enfantent un hortus conclusus, sorte de no man’s land magiquement habité, lové sur lui-même, que nul ne semble pouvoir quitter autrement qu’en cessant d’y chercher ce qu’il est invité à y découvrir : le sens caché de toute destinée. Plus exactement, un cabinet de curiosités, étendu à la démesure d’un reliquaire palatial qui semble celui du collectionneur par excellence : l’Occident moderne, dont le double attrait pour l’Inconnu et le pillage des horizons conquis a fait du Cosmos entier un vaste miroir où contempler, en Narcisse avachi, le reflet mortel de sa volonté de puissance.

À mesure que Józef, en passe-miroir, s’y enfonce, les vestiges épars d’un faste révolu se dévoilent à son regard, sous la forme d’un bal de lémures somnolents, captifs d’une stase vaguement dansante, d’un coma où tout n’est que rappel de l’impossibilité de fuir — dans la pénombre de splendeurs livrées au déclin, ou le rayonnement oblique d’un soleil de minuit faisant de chaque aurore le crépuscule d’un jour qui n’a jamais été. En résulte le spectacle d’un mouvement arrêté, d’une stagnance où tout ce qui feint de s’animer est en vérité pétrifié, gagné par le gel d’une paralysie suprême : celle, hypnotique, médusante, d’une mémoire collective se dérobant à elle-même, de peur de se faire face. Comme si le déni du Souvenir était suspendu au-dessus d’un gouffre-athanor où l’humain pourrait se fondre, au gré de quelque métamorphose kafkaïenne, dans la phantasia des spectres.

Des paysages attristés qui l’environnent aux interstices les plus discrets de son architecture, tout en cet étrange hôpital n’est que mutation, trompe-l’oeil et folie désespérée. Dans le dédale extravagant de ses couloirs et détours enténébrés, l’abondance des apparitions produit un effet étrangement analogue à celui du dénuement d’un exil en plein désert. Semblable aux contrées désolées que rencontre tout esprit appelé sur le sentier d’une quête, sa béance est celle d’un trop-plein ; son rythme, celui d’une mystérieuse horloge, d’une clepsydre hors de laquelle s’écoule, goutte à goutte, l’eau noire du trauma européen.

N’oublions pas, à ce propos, que la montre et le monument partagent une étymologie commune avec le monstrum latin : à l’origine, non pas la créature hideuse mais, littéralement, ce qui désigne, rappelle ou met en garde ; le fléau prophétique, l’inquiétant présage, la merveille au sens médiéval du mot : en somme la chose extraordinaire, révélatrice, qui va bouleverser de son pouvoir l’ordre établi des lois naturelles. Peau de chagrin d’une humanité autocondamnée à s’éterniser dans les affres de sa confusion mémorielle, maître-édifice voué à l’agonie pour offrir l’immortalité à ses occupants, notre sanatorium est ainsi à sa façon une chimère, symbolisant tous les instruments de la mesure du Temps : à la fois le rappel impassible de la marche à l’obsolescence de toute vie, et celui de l’immuabilité des forces qui la dominent ; la matérialisation d’une vanité, amplifiant à l’échelle d’un complexe médical surréel la fonction eschatologique du monstre, du crâne et du sablier.

À mi-chemin du conte initiatique et du songe éveillé, de Fellini et d’Ophüls, le chef-d’oeuvre surréaliste de Wojciech Has est un polyptyque audiovisuel dont l’hermétisme poétique évoque tant bien le cinéma de Tarkovski ou de Lynch (qu’il a fortement influencé), que les Voyages en kaléidoscope d’Irène Hillel-Erlanger, roman dadaïste porteur des legs alchimiques de Canseliet et Fulcanelli. Mais par-delà toute considération esthétique, il porte en premier lieu cette leçon cruciale que l’Histoire ne peut être véritablement saisie que par fragments, via l’exhumation des restes que ses mues successives lèguent à la postérité.

Éloge sublime du pouvoir conféré aux consciences blessées de transcender l’horreur par le rêve, plongée hallucinatoire dans les arcanes d’un Mal sis entre subjugation des ruines et refus de la Mort, La Clepsydre nous entraîne, tel un fleuve sans estuaire, au coeur d’une odyssée métaphysique exceptionnelle, admirable de raffinement, d’ingéniosité virtuose et de beauté, dont ni le héros ni le spectateur ne reviennent indemnes.

Sur le web

Le réalisateur Wojciech Has s’est attelé durant cinq ans à la création de La Clepsydre, œuvre unanimement reconnue comme visuellement stupéfiante. Le film est inspiré de deux nouvelles rédigées par son compatriote Bruno Schulz.

Witold Sobocinski, le directeur photo de La Clepsydre, présente la particularité d’avoir travaillé avec deux de ses plus illustres compatriotes : Andrzej Zulawski, sur La Troisieme Partie de la nuit, et surtout Roman Polanski, sur Pirates et Frantic.

La Clepsydre a obtenu le Prix Spécial du Jury lors du Festival de Cannes 1973.

« Lors de sa présentation en toute fin de Festival de Cannes en 1973, La Clepsydre fut mal accueilli par un parterre de journalistes indifférents qui le jugèrent interminable et laborieux. Si néanmoins il obtint le Prix Spécial du Jury, il convient de s’imaginer la réaction du public devant cet objet aberrant, hypnotique, hybride, irrationnel, véritable expérience labyrinthique qui pousse dans ses ultimes retranchements les jeux narratifs et temporels qu’avait déjà sublimés Wojciech Has dans son adaptation géniale, cinq ans plus tôt, du Manuscrit trouvé à Saragosse.

Le dixième long métrage du cinéaste polonais ressemble à un gigantesque cabinet de curiosités où seraient entassés des objets, des époques, des hommes et des phrases sans aucun lien logique, sinon celui de la pourriture morale et physique qui guette chaque élément de la nature. Si bien que ce film, le plus célèbre de son auteur avec Le Manuscrit trouvé à Saragosse, se présente comme une expérience fascinante et dense pour certains, exténuante voire impossible pour d’autres. Le film se donne à voir telle une chambre des merveilles pleine de breloques cramoisies et de bibelots poussiéreux où hommes et choses se confondent; un bric-à-brac où s’entassent oiseaux de Paradis miteux, mannequins de cire sanglants, figures d’opérettes de la grande Histoire, récits d’aventures exotiques, femmes plantureuses et foule tantôt exaltée tantôt brisée d’une communauté hassidique de Galicie dans les années 30. La Clepsydre est un vaste grenier de souvenirs et de possibles récits où l’espace et le temps seraient comprimés par un imaginaire poétique exubérant qui fait songer à la fois à Fellini, Visconti, Ophüls mais aussi à Lynch. Un magma de visions oniriques noyé sous des couches de grisaille gothique et la musique hypnotique et murmurante du grand Jerzy Maksymiuk.

Après l’épreuve du Manuscrit trouvé à Saragosse et ses multiples emboîtements narratifs, le cinéaste polonais songe à adapter les écrits de Bruno Schulz qu’il avait découverts au cours de sa jeunesse. Fort de son expérience sur le vaste récit de Potocki, Has se sent enfin capable d’exprimer en termes cinématographiques l’art poétique fantastique, à priori irrationnel, insaisissable et parfois sibyllin de Schulz. Non content de s’attaquer à un écrivain a priori inadaptable où éléments, personnages et trames se brisent, se recomposent sous des apparats différents et dans un langage baroque, il choisit de mêler plusieurs récits des recueils Le Sanatorium au croque mort et Les Boutiques aux cannelles. Mais Has veut les entremêler de manière non linéaire comme s’il fallait encore pousser plus loin et dépasser les expériences délirantes de Schulz.

Has entame plusieurs scénarios qui sont systématiquement refusés jusqu’à ce qu’un ministre de la culture plus libéral que son prédécesseur lui offre enfin le feu vert. Le cinéaste choisit de concentrer essentiellement son budget dans des décors absolument fascinants où se devine un esprit érudit d’antiquaire fasciné par l’Histoire, les légendes, les mythes bibliques, les écrits cabalistiques et les récits gothiques. Il entame également de longues recherches pour reconstituer certains villages de Galicie des années 30 et le mode de vie des communautés hassidiques.

Dans ce magma temporel et spatial, le sanatorium s’apparente à un vaste grenier délabré, un immense palais dans lequel on se perd vite et qui révèle l’art de l’espace du cinéaste. La caméra « ophulsienne », toute de mouvement, de circonvolutions, en longs travellings et autres plans-séquences dynamiques, se déplace sans s’arrêter entre les murs et les alcôves cramoisies avec une telle agilité, une telle aisance, que très vite s’en ressent une impression d’artificialité. Dans ce palais lugubre se devine un décor de studio qui, d’emblée, mine les distinctions entre réalité et fiction et déploie l’une des nombreuses mise en abîme d’un film qui veut faire éprouver à son spectateur le même cheminement intérieur que celui de son héros.

On retrouve ici un des motifs du cinéaste déjà présents dans son Manuscrit : le voyage initiatique pour le héros comme pour le spectateur. Le film en tant qu’expérience sensorielle de la connaissance qui ébranle les doutes et accomplit un cheminement. Le film en tant que rêve tant pour l’homme qui se déplace à l’intérieur que pour celui qui l’observe. Comme s’il fallait faire subir autant de chemins de traverse à l’un comme à l’autre. Comme si le film était en soi ce rêve au terme duquel Joseph se transforme à son tour en contrôleur de train, ce narrateur aveugle et omniscient qui a compris l’impossibilité qu’il y aurait à saisir un seul instant au temps. Le spectateur, égaré dans La Clepsydre, doit à son tour avoir été transformé par les doutes que le film distille.

Ainsi, le héros est un être tout à fait neutre, auquel il est possible de s’identifier. Il n’est pas vraiment personnifié et rappelle d’innombrables figures de voyageur anonyme que l’on trouve dans la littérature d’Europe de l’Est et évidemment chez Kafka, que Schulz adulait tout particulièrement. Il traverse ses pensées et les rêves en observateur distancié, mimant les réactions d’un spectateur médusé et perdu. Comme lui, il croit pouvoir se rattacher parfois à certaines situations apparemment familières. Il s’imagine trouver du sens là où tout se dérobe à chacun de ses pas. Là où le doute et la stupéfaction accompagnent chacune des traversées des multiples miroirs où il croise ses innombrables doubles.

Le voyageur se voit lui-même, dès le début du film, en train d’accomplir la scène que nous venons d’observer et durant laquelle il arpentait le cimetière aux abords du sanatorium. Comme le spectateur, il regarde un homme en train de contourner une immense maison gothique. Dès l’instant où le voyageur se voit refaire les mêmes gestes, le film tout entier s’incline sur ce modèle, se plie aux pouvoirs du Sanatorium. La caméra devient les yeux d’un des multiples doubles de Joseph. La caméra filme ce que l’un des multiples Joseph observe dans l’un des rêves à l’intérieur du film-rêve. Le film dans le film débute comme un rêve dans un songe plus vaste.

Si le sanatorium recule effectivement le temps, le film effectue donc ce mouvement à son tour et imagine un autre film dans le film qui prendrait un autre chemin. La Clepsydre s’abîme dans le rêve d’un premier rêve. Ce n’est plus seulement le héros qui va découvrir ce recul du temps, c’est le film tout entier qui va être possédé par les expériences que l’on fait subir aux malades de cet hôpital délabré. Dès lors que Joseph se voit lui-même, le film recule tout en avançant vers un ailleurs, un autre récit. Il reprend les mêmes gestes qu’au début, répète la scène. Seulement, derrière la grande porte gothique du Sanatorium, à la place des tombes entassées, se laissent deviner les premiers feuillages d’un immense jardin tropical. Décor totalement différent. Vision quasi opposée. En y pénétrant pourtant, le héros et le jeune enfant qui le guide (et qui pourrait être un autre double de lui-même) ne s’aventurent pas dans la forêt que les feuillages laissaient présager, mais dans une maison familiale. Dès cet instant, il n’est plus possible de reculer. La logique a abandonné l’espoir de se rattacher à un quelconque récit. Seul le temps, inexorable, avance sans aucune possibilité d’être arrêté. S’il est retardé, il finit toujours par tout emporter et révélera le caractère insaisissable de chaque chose et surtout de chaque instant. L’homme est condamné, emporté par le tumulte du temps à ne pouvoir se raccrocher à quoi que ce soit.

Pour le spectateur, embarqué comme le voyageur dans un rêve incohérent, au gré de la fantaisie, il suffira de se laisser glisser de scènes en scènes sans chercher à maintenir sa logique. Jozef s’abandonne. Il rampe sous un lit pour échouer dans un marché auprès d’Indiens sud-américains, sur une place de fêtes où déambulent des hommes arborant des masques d’immenses volatiles multicolores, dans des ruines aux cotés des Rois Mages, dans une boutique hassidique, sur un terrain de batailles, aux confins de guerres mexicaines et d’intrigues de cour. Chaque élément du décor peut ouvrir de nouvelles portes, de nouvelles visions.

Les personnages endossent des rôles différents, prononcent des sentences souvent absconses (tirées de la prose baroque de Schulz) et passent leur temps à se contredire. Tel le Sanatorium où se devine l’artificialité d’un décor, les personnages sont aussi les acteurs d’un rêve. Si la vie est un songe, ce délire onirique est un théâtre de marionnettes. Comme dans un songe, les personnages changent de masques, de costumes. Personne n’est jamais ce qu’il prétend être. Tous obscurcissent et illuminent le voyage, le font avancer et reculer à la fois. Les femmes sont tantôt prudes, tantôt aguicheuses. Son père est tour à tour enfantin, docte, autoritaire, solennel, malade.

Pourtant, dans ce vaste jeu de rôles, seule peut-être la figure solennelle et pathétique du père, un boutiquier passé à coté de son existence, scande un probable récit de la désillusion. On imagine Jozef ne pas accepter la mort de son géniteur, à la fois héros et tyran, et cherchant peut-être à reculer le temps pour pouvoir encore garder quelque chose de lui. C’est l’un des rôles des multiples évocations de l’enfance où Jozef imagine les aventures de son père et tente de se raccrocher à une image pure. On va ainsi retrouver ce personnage du père sous de multiples rôles, dans différentes postures et achever le parcours en vieux marchand fatigué et endetté. Venu chercher son père au Sanatorium, Jozef réalise l’absurdité, le dérisoire d’une existence laborieuse, à mille lieux des fariboles qu’il se plaisait à imaginer enfant.

Dans ce vaste rêve qu’est La Clepsydre, choses et hommes se confondent à tel point que Jozef revoit certains protagonistes de l’Histoire sous la forme de mannequins de cire et d’automates. Inexorablement, seul le temps effectue un parcours obligé. Tout ce que traversera le héros, il le retrouvera plus tard comme abimé, esquinté. Durant la première partie, Jozef poursuit ses souvenirs d’enfant, ses rêves, bifurquant dans la boutique paternelle, dans la maison familiale. Dans la seconde, chaque chose métamorphosée réapparaîtra, mais sous des formes toujours plus ternes, tristes, avachies, pathétiques, grises et surtout couvertes de pourriture et de vermine. Les lieux de jadis où déambulait une foule agitée deviennent des antichambres de la mort, espaces vides et déserts où subsistent quelques passants fantomatiques. Le film glisse avec Jozef de la lumière vers la grisaille, les ténèbres et les tréfonds de la terre.

Le héros chemine de scènes en scènes, au détour de raccords fulgurants, d’espaces-temps insensés où peu à peu la petite et la grande Histoire se confondent. Jozef voyage en lui-même pour effectuer, avec et pour le spectateur, un parcours initiatique et picaresque, de la lumière aux ténèbres. Dès l’ouverture du film, dans un train qui pourrait s’apparenter à ceux de la mort, où voyagent des corps avachis et prostrés, le contrôleur aveugle lui administre le programme de ce voyage initiatique. Il finira par trouver son chemin intérieur, il finira comme illuminé par comprendre peut-être la seule vérité d’un monde dont toute explication semble impossible, où toute connaissance et moment se dérobent. Il ne faut peut être pas pénétrer les mystères de Dieu. Le temps capricieux file, emportant toutes choses. Il n’y a rien peut-être rien à dérober à une des multiples réalités. C’est ici, dans son cheminement absolu, dans son refus de se plier aux conventions d’un récit traditionnel que le cinéaste confond son cinéma total avec la pensée indécidable de Schulz.

Dans les multiples trames ouvertes puis fermées de La Clepsydre, ce n’est pas tant la mort qui guette chaque élément que la décrépitude. Le film se teinte de mélancolie, de tristesse et de grisaille à mesure qu’il progresse. Comme toute chose, il se désagrège. Le monde hassidique de la Galicie des années 30 n’est plus. Et le cinéma le reconstitue. Ainsi, ce train peut être celui des camps de la mort mais aussi celui qui laisse choir derrière lui un monde disparu. Mais c’est surtout le train comme métaphore traditionnelle du cinéma. C’est ce que dénote la première scène extraordinaire du film où Jozef observe au travers de la fenêtre du train, comme sur un écran de cinéma, le battement d’aile d’un oiseau qui tente de suspendre son vol.

A sa sortie, La Clepsydre fut très mal accueilli en Pologne, notamment à cause d’un exécrable article où l’on accusait le cinéaste d’avoir trahi l’esprit de Schulz. Comme le cinéaste l’avait lui-même pressenti, La Clepsydre allait lui fermer les portes du cinéma pendant de longues années. Has allait pourtant réapparaitre au détour des années 80. Et, avec le temps, son film allait être considéré comme son chef-d’œuvre, avec Le Manuscrit trouvé à Saragosse. Un destin étonnant qui éclaire ce film-rêve extraordinaire puisque le temps aura fini par faire son œuvre en sauvant La Clepsydre de l’oubli. » (dvdclassik.com)

« L’un des plus beaux films de tous les temps ressort en version restaurée – et quelle restauration ! – chez Malavida. L’occasion pour nous de replonger dans ce labyrinthe du temps et de l’imaginaire… La Clepsydre agit sur le spectateur comme une séance d’hypnose, et c’est à contrecœur que l’on se réveille de ce merveilleux cauchemar.

Sans aller jusqu’à composer intégralement le texte à l’envers, pour évoquer un univers dans lequel la chronologie est abolie, commençons par la conclusion : La Clepsydre est un chef-d’œuvre. Après Le Manuscrit trouvé à Saragosse et ses temporalités emboîtées les unes dans les autres, la rencontre semblait inévitable, entre Has, cinéaste de la perte de repère, de l’errance au sein d’une réalité qui se dérobe, et l’œuvre de cet extraordinaire auteur du fantastique autobiographique qu’est Bruno Schulz. Fasciné par les défis d’adaptation littéraire, s’il part de la nouvelle titre du Sanatorium au croque- mort il puise tout autant dans Les boutiques de Cannelle, pour explorer l’univers de l’auteur juif polonais, donnant ainsi au film l’aspect d’une accumulation d’histoires. La Clepsydre explore l’art de l’égarement, le plaisir de se perdre, de se retrouver, de ne suivre comme logique que celle des repères évanouis…. et si souvent nous ne souvenons pas de nos songes, il est si bon d’être invité dans ceux d’un autre.

ll restitue parfaitement le climat d’inquiétante étrangeté et d’onirisme existentiel de Schulz, chez lequel les délires du rêve redessinent la mémoire. La Clepsydre raconte l’odyssée de Joseph qui le conduit à pénétrer dans un bien étrange sanatorium pour y rentre visite à son père … mort. Son directeur est en effet parvenu à reculer le temps qui précède la fin, mais dans ces instants suspendus, il n’offre pour toute évasion à ses hôtes que le sommeil. Plongé dans un état de léthargie permanente, l’homme est envahi par ses souvenirs désordonnés, dans un temps disloqué devenu lieu. La Clepsydre est une initiation au rêve et à la mort.

Passer d’un décor à un autre, c’est prendre le risque d’être assailli par les mêmes personnages dans un temps différent. Dans un seul espace mental le temps personnel se fond au temps historique mythifié par l’enfance, en un gigantesque chaos. Ramper sous un lit peut mener à l’exploration de nouveaux mondes dans un enchaînement de rencontres : village yiddish des premières années, convulsion des époques entremêlées, personnages illustres mués en figures de cire animées. Sous la frénésie du désordre percent une écriture et une mise en scène d’une précision inouïe.

Convoquant tout autant le génie de Chagall que celui de Piranese, il substitue au désert du sanatorium de Schulz un foisonnement baroque, tout en arabesque, une surcharge des lieux envahis par le lierre et le mobilier rococo.

Has n’était d’aucun mouvement. Grand littéraire, il inventa une grammaire cinématographique qui n’appartenait qu’à lui. Quelque part entre le romantisme et le modernisme, son esthétique appliquait la déconstruction onirique au cinéma vers une nouvelle forme de narration digressive. Dans le manuscrit trouvé à Saragosse, l’un des personnages s’écriait. « J’avoue que je m’y perds. Je ne sais plus où finit la réalité et où commence le rêve. Vous voulez dire, la poésie ? ». Le génie de Has est celui du poète. Il exploite dans toute son œuvre la tout puissance de l’imaginaire : tout est possible et surtout: tout s’échappe. Tromper le spectateur, c’est l’inviter à se libérer, à faire de lui un promeneur sur une autre planète. L’art comme refuge du réel, n’a rien didactique chez Has, mais signifie le désir de dialoguer avec la sensation et la psyché du spectateur. La Clepsydre s’emplit de visions merveilleuses et monstrueuses. La Clepsydre est un inoubliable tourbillon d’images fantasmatiques, de cauchemars saturés, une descente surréaliste vertigineuse dans le sanctuaire des rêves. » (culturopoing.com)

« La Clepsydre, du maître du sublime polonais Wojciech Has, est le chef-d’œuvre ultime d’un cinéma baroque et surréaliste, trip visuel d’une flamboyance et d’une exubérance incroyables, qui redéfinit à chacun de ses visionnages le sens du mot grandiose au cinéma. Un monument d’une richesse inouïe, au goût de la mélancolie d’une Pologne ravagée.

Wojcieh Has, mort en 2000, à l’âge de 75 ans, a été injustement effacé de la mémoire collective occidentale en faveur des Skolimowski ou Wajda. Pourtant, dans les années 60, il fut indéniablement l’un des maîtres d’un cinéma polonais en pleine ébullition, dont chaque film apportait une pierre à l’édifice, attendu par un public d’aficionados nourri à ses délires dont le plus célèbre demeure Le manuscrit trouvé à Saragosse (1965), l’une des œuvres cultes de Martin Scorsese, aux délires picaresques épatants. Le succès du Manuscrit est d’une façon aussi mérité qu’usurpé quand on découvre La Clepsydre qui est probablement l’œuvre définitive de Has, prix du Jury à Cannes en 1973, une année d’un cru formidable, puisqu’y étaient sélectionnées des œuvres phares comme L’épouvantail, La Méprise, La Grande bouffe, La Maman et la putain, La planète sauvage… Ingrid Bergman était présidente du Jury.

Puisant initialement son inspiration dans une forme de naturalisme, la filmographie de Has s’est vite libérée du joug du réel (Les adieux, Chambre communes, L’or de mes rêves) pour virer dans l’onirisme, sentencieux pour certains, poseur pour d’autres, dans le cas de La Clepsydre éblouissant. L’auteur n’avait-il pas démarré sa carrière avec Le nœud coulant, drame inoubliable décrivant les dernières heures d’un alcoolique, premier film salué pour sa maîtrise exceptionnel, avant de connaître une reconnaissance internationale avec l’enchâssement de récits du Manuscrit ? On ne peut s’empêcher d’évoquer ensuite, l’œuvre de transition que fut en 1970 La poupée, pendant polonais de Citizen Kane, classique de la littérature polonaise à la Zola, que le cinéaste particulièrement inspiré détourna en fable poético-onirique. Une splendeur.

Ce glissement progressif vers l’abstraction allait atteindre un paroxysme avec La Clepsydre, pierre angulaire de sa filmographie, pour laquelle il bénéficia du plus grand budget de l’histoire du cinéma polonais, une somme considérable pour débrider son imaginaire, en s’appuyant sur des décors foisonnants inenvisageables à notre époque. C’est ainsi qu’il ira jusqu’à reconstruire un village de la Galicie d’avant-guerre ou de faire de l’intérieur d’une synagogue l’aboutissement d’une rue qu’une caméra suit jusqu’à cette surprenante enclave. Ce pont d’or était exceptionnel pour un cinéma de l’expérimentation et non du divertissement, qui lui prit pas moins de cinq années de développement.

Cinéma d’un auteur à la maturité exigeante, La Clepsydre se décline comme un délirant voyage à travers le temps, la vie et la mort, le cinéma et la littérature, la réalité et le rêve, le film qui lutte contre le temps en déboulonnant l’idée même d’une chronologie narrative se déploie en une arborescence d’histoires mêlant le sacré du judaïsme et à l’histoire torturée de la Pologne. A ce sujet, la séquence qui ouvre cette œuvre testamentaire comporte plus que des réminiscences d’un train de la mort conduisant le peuple juif, décharné, à un funeste destin.

Picturalement sublime, thématiquement éprouvante dans sa composition de nature morte où l’homme, la femme, l’enfant ne sont plus que des figures inertes figées dans l’horreur, cette introduction assène le spectateur d’un sentiment d’épouvante et imprègne ces premiers instants qui nous invitent au statut de témoin-passager au cœur de cette rame fantôme que la restauration des éditions vidéo récentes a permis de mieux décrypter. Similairement, l’œuvre se clôt par une descente souterraine dans les enfers d’un cimetière illuminé par une rivière de cierges à perte de vue : l’hommage au peuple juif est palpable bien que dans un refus de l’explicite et de l’immédiateté du cinéma historique canonique.

Adaptation monumentale de plusieurs nouvelles de Bruno Schulz, regroupées sous le titre du Croque-mort au sanatorium, dont Has va emprunter quelques phrases sans chercher l’impossible fidélité au matériau d’origine, La Clepsydre a gardé l’étrangeté du recueil, sa complexité fascinante, son refus de se laisser dompter par l’esprit rationnel.

Dans ses strates narratives dans le rejet de la linéarité, l’homme qui vient rendre visite à son père mourant dans un sanatorium, perdu dans un décor déliquescent, va errer dans son propre passé, retrouvant sa mère qui lui parle comme s’il était encore enfant, ou élabore des discussions avec un jeune garçon qui pourrait lui aussi être une représentation de son passé. Mais est-ce si simple ? Aucunement. Le travail de mémoire de l’individu se mélange à celui plus large d’une famille, d’un pays, d’une humanité. » (cinedweller.com)

« … Wojciech Has a découvert la prose poétique de Bruno Schulz très tôt au cours de sa jeunesse cracovienne, mais il n’a envisagé d’en faire l’adaptation qu’après avoir terminé Le Manuscrit trouvé à Saragosse, comme s’il avait attendu cette preuve qu’il pouvait réussir un pari audacieux pour se confronter à un pari qui semble l’être encore davantage : l’adaptation d’une œuvre essentiellement poétique, où des événements ténus se dissolvent en un entrelacs de motifs récurrents abandonnés à peine esquissés, tandis que les personnages, insaisissables, peuvent, comme le père du héros, changer de discours, d’apparence, et même de substance, jusqu’à se confondre avec la matière d’un mur ensoleillé, ou rapetisser au point de risquer d’être balayé comme une simple poussière, une œuvre dont le « texte est tout entier composé d’ellipses, de points de suspension tracés sur l’azur vide, et dans les creux entre les syllabes les oiseaux glissent leurs conjectures capricieuses et leurs prévisions » (Bruno Schulz, « Le Printemps« ).

Le principe retenu pour le scénario est celui d’un parcours non linéaire à travers les nouvelles de Schulz. « Le Sanatorium à la Clepsydre« , qui donne son titre au film, sert de cadre à une succession de scènes constituées d’une très fine émulsion d’éléments en provenance de différents récits, « Le Livre« , « L’Époque de génie« , « Jojo« , « La Visitation« , « Les Oiseaux« , « La Morte saison« , « La Nuit de la grande saison« , « Les Cafards« , « La Bourrasque« , « Mon père devenait sapeur-pompier« , « Le Traité des mannequins » et « La Fin du traité des mannequins« , « Le Printemps« , etc…

… On peut voir ce film comme le récit d’un rêve, où des fragments plus réalistes viennent étayer des constructions inconscientes foisonnantes et hermétiques. Ce choix d’utiliser la convention du rêve donne au film son unité narrative et sa dimension poétique. Car la référence au rêve n’est jamais explicitée et aucune réalité extérieure ne vient s’opposer à la réalité du rêve. « Il y a des choses qui ne peuvent pas arriver entièrement, jusqu’au bout. Elles sont trop grandes pour tenir dans un événement, trop splendides. Elles essaient seulement d’arriver. » (dialogue du film, venu du récit « Le Livre« )… C’est ainsi que le temps peut devenir le personnage principal du film. Non pas le temps physique, linéaire, fractionné, mesurable, ni le temps provisoirement suspendu et inversé de la réminiscence consciente, de la « recherche du temps perdu« , mais un temps « à la course inégale » qui forme « des sortes de nœuds dans l’écoulement des heures, absorbant on ne sait où de larges intervalles de durée » (« Les Boutiques de cannelle« ), qui peut devenir le temps reculé du sanatorium – « Nous le retardons d’une certaine durée impossible à déterminer. Cela se ramène à une simple question de relativité » (dialogue du film, venu du récit « Le Sanatorium à la Clepsydre« ) – ou bien un temps parallèle, qui emprunte des « voies marginales, un peu illégales, il est vrai » (dialogue du film, venu du récit « L’Époque de génie« ), un temps capricieux, erratique, indécidable. Pour créer cette fluidité de l’écoulement d’une durée s’accordant aux multiples sautes du temps diégétique, Wojciech Has a su, maître-imagier, fondre sa mise en scène – mouvements de caméra et de personnages – avec les décors pour faire passer de manière continue d’un temps dans un autre et il a su aussi, maître-monteur, souder deux plans consécutifs au moyen des figures – raccord dans le mouvement, raccord de point de vue – qui affirment avec la plus d’évidence la continuité spatio-temporelle tandis que tous les autres paramètres de l’image – lumière, décor, personnages – affirment avec autant d’évidence la rupture d’une ellipse. De tous ses films, La Clepsydre est celui où Has s’approche au plus près de ce qui lui tient particulièrement à cœur : arriver à rendre par des moyens purement cinématographiques la perception du temps par une conscience humaine qui « voit ses modes successifs d’existence passer l’un après l’autre et lui échapper » (Georges Poulet, « Étude sur le temps humain« )…

… Wojciech Has, en même temps qu’il inscrit son film dans cette douloureuse aspiration humaine à une maîtrise temporelle où s’originerait une liberté qui ne cesse d’être démentie par les faits, démonte l’illusion intrinsèque au cinéma à la faveur de cette mise en abyme de l’écran par un cadre de fenêtre qui progressivement se resserre autour d’un ciel qui finit par n’avoir pas plus de réalité que les illustrations reproduites sur les vignettes d’un album de timbres-poste. Une invitation à voir au-delà des apparences semblable à celle que posait Eluard affirmant : « La terre est bleue comme une orange« . Visée que, de film en film, poursuit Wojciech Has comme l’avait fait en son temps Méliès : « Le premier, il cinématographia des rêves, projeta sur nos écrans ce qui est impossible dans une réalité et vrai dans l’autre, donna à l’imagination un nouvel aspect concret, mêla l’avenir et le passé, ce qui est et ce qui n’est pas, rendit évident l’absurde. On comprit qu’il faut hésiter entre le visible et l’invisible, l’un pouvant s’effacer, l’autre apparaître, tous deux étant. » (Jean Epstein, « Écrits sur le cinéma« )

… Le Double dans La Clepsydre se manifeste par cette indécidabilité du temps et des événements, et la duplicité des lieux figurés – le magasin de tissu du père est une synagogue, les portes monumentales du sanatorium s’ouvrent tantôt sur une muraille fermée tantôt sur un espace aérien orné d’une végétation luxuriante, les ouvertures par lesquelles regarde Józef donnent à voir une chose puis une autre – qui va jusqu’à abolir la séparation entre extérieur et intérieur : la chambre d’Adèle communique avec la place de la ville, la forêt pénètre dans la pièce où se tient la mère. Le Double se manifeste aussi avec les mannequins de cire, dont on ne sait si leur vie mécanique est à l’imitation de celle des hommes ou si ce n’est pas eux qui, avec leur expression figée, connaissent à jamais le secret de la vie, l’homme ayant été créé « une deuxième fois à l’image et à la ressemblance du mannequin » (dialogue du film, venu du récit « Traité des mannequins« ). Le Double passe enfin par les personnages et le réseau de correspondances dont Józef est la figure centrale… » (anne-guerin-castell.fr)

« … Plus qu’un rêve, La Clepsydre est un voyage hypnotique dans la mémoire de Jozef, mémoire figurée par les incroyables décors conçus par le peintre polonais Jerzy Skarżyński, collaborateur de longue date de Has, qui permettent au protagoniste de passer d’un souvenir à l’autre, donc d’un plateau à l’autre, en rampant sous un lit, en escaladant une échelle ou en traversant un mur de plantes. Cette virtuosité scénique loin d’être gratuite entre parfaitement dans la démarche des univers mentaux chers à Has, jouant avec la confusion de l’espace et du temps propre au rêve, et imprégnant surtout au spectateur les mêmes sentiments qui étreignent Jozef : perte de repères, ivresse de l’omnipotence puis angoisse de l’enfermement. A ce titre la bande sonore est une nouvelle fois un modèle du genre. A l’instar de La Poupée, dans lequel des sons de sabots pouvaient être ostensiblement mis en boucle pour imprégner un rythme en toute indépendance du montage ou de l’action, les sons d’ambiance de La Clepsydre, majoritairement tintés de réverbérations et de bruit d’eau, évoquent l’hermétisme du monde dans lequel évolue Jozef tout en participant à l’effet hypnotique de l’ensemble.

L’hypnose, plus que le rêve, semble être au cœur de la démarche de Has qui depuis La Poupée est très concerné par la nécessité d’amener le plus grand nombre vers ses films pour diffuser ses discours et alertes. Si l’on en croît Raymond Bellour (Le corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalité), le cinéma se rapproche d’ailleurs plus de l’hypnose que du rêve via le sentiment d’omnivoyance et de maîtrise de la perception, et notamment l’induction hypnotique, opération impliquant régression consentie et obtenue par la répétition, le rythme et la monotonie…Tout dans La Clepsydre convoque l’inconscient et le conscient, sa logique interne et ses symboles forment un collage cohérent s’adressant au premier, et donnent les clés pour le second, à l’image d’un rêve.

C’est évidemment la Kabbale juive qui prédomine ici, le monde floral de La Clepsydre étant le Pardès, verger de la connaissance où l’apprenti doit atteindre la béatitude mais également mot désignant quatre niveaux d’interprétation : le pchat (le sens immédiat), le remez (l’allusif), le drach (le symbolique) et le sod (le secret, le surnaturel, qui désigne aussi une construction de terre recouverte d’herbe). Pas étonnant ainsi que Jozef effectue quatre fois la boucle qui constitue son rêve, qu’il ait de l’encre sur les mains, qu’il croise des hommes à tête d’oiseau, puis s’exprime comme un oiseau après avoir dompté l’image d’un oiseau recouvrant un texte (la langue des oiseaux étant le langage secret des alchimistes). Si l’homme-oiseau symbolise la mort depuis l’aube des temps, l’oiseau signifie dans la Kabbale la libération du sens d’un mot prêt pour une nouvelle combinaison de lettres (on parle de tsipor) : après avoir vu défiler sa vie et compris quels traumas la nourrissaient, Jozef atteint un cimetière pour y disparaître, la caméra s’enfonçant sous terre, soit sous le sod, dans ce qui reste l’un des plus beaux plan final du répertoire fantastique.

Préfigurant le Black Moon de Louis Malle et les films-rêves de Raoul Ruiz à venir, La Clepsydre et sa transe onirique ne dupèrent pas suffisamment la censure polonaise qui voulait comme de coutume en venir aux ciseaux. Mais le Grand Prix obtenu à Cannes en 1973 empêcha toute coupe désastreuse. Toutefois, la Film Polski saura se venger puisque Wojciech Has sera assigné à l’école de cinéma de Lodz et ne retournera pas avant 1983, date du superbe Une Histoire Banale, critique acerbe et magistrale d’une bourgeoisie décatie… (louvreuse.net)


Présentation du film et animation du débat avec le public : David Nigris.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.

N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats : La parole est à vous !

Entrée : Tarif adhérent: 6,5 €. Tarif non-adhérent 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


Partager sur :